Il est tout à fait légitime de reprocher au Chant du cygne son manque d’unité. Si toutes les mélodies sont bien de la main de Schubert, ce n’est pas ce dernier qui les a assemblées afin de former le recueil que nous connaissons. La courbe de tension est donc moins efficace que dans La Belle meunière ou Le Voyage d’hiver, mais ce n’est pas parce que l’assemblage est apocryphe qu’il n’est pas digne d’intérêt. C’est surtout dans les pièces de la deuxième partie, celle consacrée à Heine, que Schubert va déployer des couleurs surprenantes pour son temps, et qui seront réutilisées plus tard par un certain Richard W.
Pour ouvrir la soirée, Matthias Goerne s’efface derrière son partenaire de jeu, le pianiste Leif Ove Andsnes. Il aurait été dommage de ne pas mettre à l’honneur celui qui s’est surtout fait un nom dans le répertoire de concert. Les Drei Klavierstücke qu’il nous livre sont l’œuvre d’un architecte. La forme nous apparaît évidente et claire, et le jeu souvent économe de pédale accentue la puissance équilibrée de cette musique. Notons tout de même que la verve beethovénienne du premier et troisième numéro réussit mieux au pianiste que la poésie lyrique du mouvement central. Le chant nous paraît parfois un peu distant, ce peut-être dû à un piano en manque de registre aigu.
C’est après l’entracte que nous retrouvons notre baryton miraculeux, qui nous semble tout de même un peu moins en forme que les autres jours. L’aigu souvent en voix de tête et donc bien plus mince que le reste de la tessiture est discutable (cela vaut surtout pour le « Liebesbotschaft » introductif, et reste présent dans la première partie du cycle). Heureusement, les morceaux avec plus de corps nous remontrent un Matthias Goerne racé comme nous le connaissons. Dès « Kriegers Ahnung » bien plus narratif dans la construction, les choses changent déjà de tournure. L’ambiance implacable de « In der Ferne » lui convient tout aussi bien, pièce pour laquelle chanteur et pianiste retiennent admirablement l’attention du public. L’adieu bondissant de « Der Abschied » nous offre un dernier rayon d’optimisme avant la deuxième partie consacrée à Heine. « Der Atlas » donne au chanteur des allures de Prométhée, faisant trembler le Théâtre des Champs-Elysées comme jamais dans ces trois soirées (les affres du Hollandais wagnérien surgissent tout à coup). L’énigmatique « Die Stadt » montre tout le talent de Schubert à faire d’un simple élément musical un évènement à part entière. Presque toute la pièce est construite sur une septième diminuée, mais le talent de Leif Ove Andsnes nous montre à quelle point celle-ci peut nous paraître fantomatique. « Am Meer » est d’une présence tout aussi investie, mais c’est surtout « Der Doppelgänger » qui nous pousse jusqu’au bord du précipice. Pendant que le pianiste compte les pas un à un, le décor planté par le baryton est terrifiant, et cette « violence de la douleur » (Amfortas ?) se ressent dans toute la salle. Le public, encore abasourdi par les efforts déployés en perd pour une partie la possibilité d’applaudir. Avant de nous quitter, les deux interprètes nous livrent en bis une délicate « Taubenpost », bouclant ainsi leur projet schubertien pour de bon.