À peine Konstantin Krimmel a-t-il émis un premier son que l’on est saisi d’un frisson et d’une émotion inexplicables. Il s’agit là d’un des mystères de la transmission orale et musicale que l’on qualifiera de lyrique, et qu’il est devenu si rare aujourd’hui de ressentir. Cela n’appartient qu’aux plus grands, et n’ayons pas peur de le dire, ce jeune baryton roumain/allemand de 30 ans fait déjà partie, depuis quelques années, du nombre réduit des chanteurs exceptionnels. Après une formation musicale à Ulm et des études de chant à Stuttgart auprès du professeur Teru Yoshihara, il mène actuellement une double carrière, sur scène à l’Opéra d’État de Bavière où il a été notamment récemment un Guglielmo très remarqué, et au concert dans le domaine de la mélodie tout particulièrement schubertienne, dont il est devenu l’un des interprètes les plus prometteurs de sa génération, accessible par plusieurs enregistrements (dont une toute récente Die schöne Müllerin) et de nombreuses vidéos. Il se produit à travers le monde (Il a chanté récemment à Paris aux Lundis musicaux de l’Athénée, et participe également régulièrement à plusieurs Schubertiades dont celle de Schwarzenberg).
Autant Konstantin Krimmel paraît calme et retenu, voire introverti, autant le pianiste écossais Malcolm Martineau paraît joyeux et enjoué. Et pourtant, l’accord entre les deux artistes est profond. Car il ne s’agit pas ici d’un « accompagnement » pianistique, mais d’un véritable duo ou fusion entre les deux moyens d’expression. On est avec lui au plus haut niveau musical, et l’on ne peut qu’évoquer en l’occurrence le souvenir de Gerald Moore.
Le cycle Schwanengesang n’a pas été construit par Schubert, mais par l’éditeur Tobias Haslinger qui, après la mort du compositeur, a réuni quelques-uns de ses derniers lieder. Ce recueil factice ne raconte pas une histoire spécifique ni suivie, et il est donc possible de changer de place les numéros et de les combiner avec d’autres. C’est ce que Konstantin Krimmel propose ce soir, sans dissocier les œuvres de chacun des trois poètes mis en musique, ce qui permet de constituer des fils conducteurs sur l’évolution de la vie humaine allant d’épisodes heureux à d’autres plus tragiques. Le résultat est convaincant, d’autant que Konstantin Krimmel y a ajouté cinq textes de Johann Gabriel Seidl également mis en musique par Schubert, précédant le plus anecdotique et léger Die Taubenpost (Le Pigeon voyageur).
© Erl / David Assinger
Il émane de toutes ces compositions une mélancolie pensive sur la nature, l’amour malheureux, le désir et l’adieu. Tandis que Malcolm Martineau crée pour chacune une atmosphère particulièrement propice et changeante, Konstantin Krimmel excelle dans tous les genres. Avec une articulation parfaite, sa voix aux harmoniques généreux va de pianissimi allégés au fortissimo, asseyant la mélodie sur un souffle qui paraît infini. Il joue également de subtiles nuances, sans que cela soit jamais ni précieux ni lassant. Et si l’acteur sait se déchaîner dans ses interprétations d’opéras, il use ici au contraire d’une grande économie de moyens, esquissant à peine un geste de temps en temps. Bref, avec grand naturel, il donne l’impression de chanter pour chaque spectateur personnellement.
Les poèmes de Ludwig Rellstab commencent par le message d’amour de Liebesbotschaft, joliment rendu, et aussitôt suivi de la légère et tranquille nostalgie printanière de Frühlingssehnsucht. Et si le côté élégiaque de Ständchen est bien conforme à la tradition, pour le reste Konstantin Krimmel sait ménager des surprises toujours dans l’esprit des œuvres. Encore joyeux et léger avec Abschied, il aborde le côté sombre avec In der Ferne, l’accentue avec Aufenthalt, avant de terminer la première partie sur la noirceur des armes de Kriegers Ahnung.
Les six lieder sur des poèmes de Johann Gabriel Seidl qui entament la seconde partie du concert, dont les cinq premiers ne figurent pas dans le Schwanengesang, donnent peut-être plus encore matière au chanteur à faire briller toutes ses qualités vocales et expressives. Mais c’est dans les six derniers lieder, sur des poèmes de Heinrich Heine que la perfection mélodique atteint véritablement ses sommets, évoluant là aussi de la mélancolie (Das Fischermädchen, Am Meer et Ihr Bild) au côté halluciné de Die Stadt, à Der Doppelgänger où le chanteur déploie une technique éblouissante, sommet de la soirée, pour terminer sur la noirceur dramatique totale de Der Atlas.
Deux bis, An den Mond, (À la Lune, 1815), et Schwanengesang (Le Chant du cygne, une mélodie isolée vers 1822) viennent conclure cet exceptionnel concert.