Barrie Kosky en maître chez lui ! Celui qui est depuis 2012 « Intendant und Chefregisseur » du Komische Oper Berlin, la troisième scène lyrique berlinoise, signe avec ce Semele une réussite époustouflante et la dernière représentation de l’année s’est soldée par un accueil triomphal et mérité de la part d’un public qui est resté de longues minutes, debout, à rappeler les artistes. En 2018, Kosky reprenait au pied levé le travail sur cette pièce à peine entamé par Laura Scozzi (qui avait, on s’en souvient, signé cet automne un Viaggio a Reims décapant à Dresde), alors souffrante, et montait en six semaines ce chef d’œuvre londonien à mi-chemin entre oratorio et opéra.
Bien évidemment, Kosky choisit et tire jusqu’au bout la ficelle opératique, et fait totalement oublier la rhétorique propre à l’oratorio par une mise en espace et en scène littérale, quasi syllabique d’un texte dont, comme à son habitude, il dissèque et interprète les moindres méandres. Non seulement les récitatifs mais aussi chaque aria da capo, chaque ensemble est ciselé comme de la dentelle, entraînant de la part des chanteurs une implication gestuelle de tous les instants.
© Monika Rittershaus
Au vu de cette qualité gestuelle, parfois quasi chorégraphique, au vu aussi de l’esthétique sombre mais toujours recherchée et d’une grande beauté des décors de Natacha Le Guen de Kerneizon (décor unique et noir d’un appartement ravagé par le feu et où rôde un brouillard permanent), des costumes de Carla Teti dont les couleurs ravivent l’ensemble pour rappeler que la mort n’aura pas le dernier mot, des éclairages du plus bel effet (signés Alessandro Carletti), et à l’écoute d’un plateau en osmose avec la fosse, on se dit que le concept d’art total peut s’appliquer à bien des ouvrages et a de beaux jours devant soi.
Barrie Kosky, fidèle à ses habitudes, est à la recherche de ce que le livret peut enseigner à notre temps. La transposition du mythe de Semele, qui, chez Ovide, meurt d’avoir voulu admirer Jupiter sans ses atours humains et dans sa toute-puissance divine, se fait simplement en le dépouillant de ce qui rappellerait trop une mythologie dans laquelle, de ce fait, le spectateur ne se reconnaîtrait pas. Ainsi, point d’aigle enlevant Semele dans les airs, point de grotte de Somnus, point de dieu se montrant dans sa splendeur incandescente et dévastatrice et encore moins de Dyonisos naissant des cendres de Semele. En revanche, une sensualité affichée et une peinture des sentiments humains (amour, haine, furie, jalousie et pouvoir) aux coloris infinis. La seule entorse de taille au livret et qui sera in fine la marque de cette mise en scène, est l’omniprésence des cendres sur scène. Semele, pendant l’ouverture, s’extirpe d’un tas de cendres encore fumant, comme renaissant d’une vie antérieure ; des cendres elle naît, aux cendres elle retournera d’elle-même dans la scène finale, après qu’elle soit apparue hagarde, brûlée de la vie au plus extrême degré.
Une grande réussite scénique donc. Sur le plan musical, le compte y est aussi. Konrad Junghänel, que l’on connaît surtout comme luthiste et fondateur de l’ensemble Cantus Cölln, dirige avec précision un orchestre qui n’évolue pourtant pas dans sa zone de confort. On aurait certes aimé, sur le strict plan musical, entendre des instruments anciens, mais force est de reconnaître que l’alchimie sonore avec la vision contemporanéisée de l’œuvre opère remarquablement au fil de la représentation. Une mention particulière pour les chœurs féminins et masculins : diction très satisfaisante, homogénéité, précision rythmique et beauté de la pâte sonore.
Le plateau vocal est dominé par la performance de Sydney Mancasola dans le rôle-titre. L’Américaine, qui a pris pied en Europe depuis quelques années (elle a été membre de la troupe de l’Opéra de Francfort pendant trois ans) et qui vole maintenant de ses propres ailes, signe une prestation tant scénique que vocale qu’il faut chaleureusement saluer. Présente sur scène quasiment du début à la fin, elle incarne une Semele ravagée par l’orgueil, le doute, par l’amour impossible, le désespoir puis la folie. Elle tient la distance vocalement et enchaîne ses quatre arias consécutifs au III grâce à une énergie confondante. Elle est le feu sur scène sortie des cendres, et en fermant les yeux (une prouesse au demeurant, tant Kosky rive le regard du spectateur sur la scène ! ), on entendait des accents qui nous rappelaient Daniele de Niese, qui fut il y a quelques années une magnifique Semele au TCE. Son triomphe auprès du public fut on ne peut plus mérité. Son compagnon sur scène, le Jupiter de Stuart Jackson, nous a gratifié d’un des plus beaux moments de la soirée : son « Where’er you walk » possédait l’élégie, la douceur et la sentimentalité requises. Ce géant à la stature imposante figurait parfaitement le dieu des dieux, tout en laissant cours à des sentiments humains, ce qui rendait son personnage si attachant. Remarquons que Stuart Jackson figure dans la distribution du Saul que monte … Barrie Kosky en janvier 2020 au théâtre du Châtelet, avis aux amateurs !
On aura remarqué comme Ezgi Kutlu rendait bien la duplicité et la jalousie de Juno, même si les ornements lui posèrent ici et là quelques difficultés. Rien à dire sur la tenue des rôles de Cadmus (Philipp Meierhöfer à la basse vaillante et qui réussit parfaitement les notes graves et périlleuses de l’arioso introductif), Somnus (Evan Hughes en beau gosse ensommeillé), Ino (Karolina Gumos au profil parfait pour l’oratorio), et Iris (Georgina Melville, membre de l’opéra studio du Komische Oper). On sera plus réservé sur l’Athamas benêt et gaffeur de Terry Wey au contre-ténor plaisant mais bien trop fluet pour faire face à Ino et Semele.
L’écrin du Komische Oper, au volume limité (il n’y a que deux balcons) convenait parfaitement à cette production où les voix, même les moins vaillantes, passaient la rampe sans difficulté. Avec des productions comme celle-ci en tout cas, le Staatsoper et le Deutsche Oper n’ont qu’à bien se tenir !