Serse est déjà de retour à Versailles, à peine un an et demi après la venue de la production de l’Opéra de Stockholm où brillait Malena Ernman. Sur la quantité d’œuvres lyriques qu’a produite Haendel, n’y a-t-il donc qu’une poignée de titres condamnés à revenir en boucle, au détriment de tous ceux que l’on n’entend jamais ? Le public refuserait-il de se déplacer en nombre suffisant pour Deidamia ou Alceste ? Autre motif de ronchonnement, alors que les Suédois en 2015 proposaient en tout et pour tout deux chanteuses pour tenir lieu de chœur, celui-ci disparaît purement et simplement dans la version de concert à l’affiche en ce mois de novembre. En l’absence d’information à ce sujet dans le programme, il faut supposer que des raisons d’économie ont imposé ce choix, et ces coupures à chaque acte puisque les passages choraux passent ici à la trappe (les solistes n’auraient-ils pu unir leurs voix pour remplacer le chœur ?).
Et pourtant, la représentation se révèle des plus enthousiasmantes, grâce à quelques atouts de taille, à commencer par Franco Fagioli. En 2013, celui-ci avait enregistré un album en hommage à Caffarelli, d’où Haendel était notoirement absent : l’occasion lui est ici donnée d’incarner un des personnages créés par le célèbre castrat. Et qui plus est, le contre-ténor argentin trouve la possibilité de déployer une facette de son talent rarement exploitée, puisque le livret de Serse reste malgré tout l’un des plus comiques de tout l’opera seria. Franco Fagioli joue à fond le rôle du tyran amoureux, du despote frivole et changeant : même pour une version de concert, ses mimiques et ses attitudes sont celles qu’il pourrait avoir dans une production mise en scène. Enfin, vocalement, le rôle lui va comme un gant, et sollicite d’abord ses qualités de phrasé et de legato, dès le fameux « Ombra mai fu ». Le festival de pyrotechnie n’en viendra pas moins, salué avec d’autant plus d’enthousiasme qu’il se sera fait attendre, avec un « Crude furie » électrisant, hérissé d’acrobaties, avec notamment cette descente dans le grave, émise d’une voix de baryton, juste avant une soudaine montée dans l’extrême aigu de la tessiture, qui cloue sur place les spectateurs et vaut à l’artiste une longue ovation.
Et le reste de la distribution n’est pas à dédaigner, en ce qu’il remet certaines pendules à l’heure. Retour à l’équilibre initial des voix, d’un certain point de vue : à Londres en 1738, Xerxès était un castrat et son frère une soprano, mais l’habitude avait été prise, depuis quelques décennies, de confier le rôle-titre à une mezzo et Arsamène à un contre-ténor. Cette fois, Vivica Genaux est pour le roi un frère infortuné, avec la délicatesse qui convient aux plaintes du personnage, et la virtuosité nécessaire ; peut-être un peu plus de rayonnement n’aurait-il pas été malvenu, Arsamène paraissant parfois comme effacé. On pourrait adresser le même reproche à Delphine Galou, qui possède le timbre qui sied à Amastre, mais hélas sans avoir tout à fait la projection nécessaire. Broutilles face au ravissement que procurent les autres solistes. Après son émouvante Rodelinda en début d’année à Versailles également, Inga Kalna revient pour une Romilda définitivement arrachée aux trop petites voix, et dont elle fait une héroïne à part entière. Pianissimi impalpables et puissance appréciable, elle offre aussi toute l’émotion nécessaire (dans le duetto « L’amerete », par exemple) et un humour exquis lorsqu’elle avoue à Xerxès qu’Arsamène l’a… l’a… l’a… embrassée. Après avoir conquis le public en Eurydice de l’Orfeo de Rossi, Francesca Aspromonte est une Atalante exquise, adorable dans son rôle de petite peste, avec un timbre qui n’a absolument rien de pointu, rien de « soubrette », et l’on n’oubliera pas la fausse candeur avec laquelle elle se déclare prête à « s’efforcer » d’aimer Arsamène. Excellente découverte en la personne de Biaggio Pizzuti, qui tire le maximum du rôle franchement comique d’Elviro, avec en particulier un inénarrable nasillement lorsqu’il apparaît déguisé en marchande de fleurs. Andrea Mastroni prête à Ariodate une ample voix de basse, sans faire basculer le général de Xerxès dans le ridicule.
Enfin, atout majeur aussi, la direction de Maxim Emelyanichev à la tête de l’ensemble Il Pomo d’Oro : fougueuse mais jamais extravagante, mordante sans sécheresse, habile à souligner l’humour des situations, le jeune chef russe nous offre le meilleur de ce que les baroqueux ont apporté à Haendel, sans hystérie aucune, porté par une grâce permanente.