Pour les ateliers lyriques destinés à préparer les jeunes artistes à leur future carrière, il n’est pas toujours facile de trouver dans le répertoire une œuvre scénique contenant un nombre important de rôles également développés, et dont aucun ne tire la couverture à soi par un étalage de virtuosité. D’où l’idée de leur concocter des spectacles sur mesure, tout en évitant de donner à la chose l’aspect d’un récital où chacun vient faire son tour de piste et puis s’en va. L’Académie de l’Opéra de Paris propose ainsi Shakespeare, Fragments nocturnes, soirée élaborée la saison dernière au cours de « workshops », à partir de quelques-unes des innombrables partitions que le Cygne de l’Avon a pu inspirer aux compositeurs, de Purcell à Reimann. Dans les ténèbres d’une forêt suggérée plutôt que montrée, et meublée de différents éléments plus ou moins incongrus (une baignoire, une table de maquillage, une chaise-longue…), les différents protagonistes vont se croiser, se rencontrer parfois, apparemment prisonniers de leurs monomanies respectives. Inutile de chercher un fil directeur qui les réunirait : il s’agit d’une juxtaposition de pièces détachées, comme l’indique bien le sous-titre du spectacle. Musicalement, on s’autorise quelques saucissonnages audacieux mais non dénués d’intérêt. La sauce ne prend pas toujours autant qu’on le voudrait, mais cette heure et demie de chants entrecoupés de textes (dits principalement par les pianistes, tous trois rebaptisés « Will » comme le dramaturge britannique et sollicités en tant qu’acteurs) se déroule assez agréablement.
Tout commence avec Le Songe d’une nuit d’été adapté par Britten : malgré tout le talent de Philip Richardson, difficile de rendre avec le clavier d’un piano la magie des glissandos de l’ouverture de cet opéra. Le quatuor des amoureux est servi avec des bonheurs inégaux : si la mezzo Jeanne Ireland fait forte impression en Hermia, Sarah Shine propose une Helena un peu minaudière, dont la voix a tendance à se perdre dans l’espace trop ouvert de l’Amphi Bastille. Maciej Kwaśnikowski est un séduisant Lysander, dont la verdeur de timbre sert bien cette musique ; Alexander York n’a pas énormément à chanter en Demetrius, et l’on attendra de le réentendre pour mieux juger de ses compétences. De sa baignoire surgit l’Ophélie straussienne dont les trois Lieder seront répartis au cours de la soirée : Liubov Medvedeva les interprète avec malice, mais la voix pourrait encore gagner en assurance. Danylo Matviienko confère au Hamlet d’Ambroise Thomas de beaux accents dramatiques dans le récitatif qui précède son air, mais « Etre ou ne pas être » devrait être animé d’une introspection plus tourmentée. Entrent en scène les deux Juliette, celle de Gounod et celle de Bellini, ici confrontées à la manière d’Ariane à Naxos : les deux demoiselles Capulet chanteront leur air gleichzeitig ou presque. Le chant de la Juliette qui pleure, l’Italienne, sera à plusieurs reprises interrompu par celui de la Juliette qui rit, la Française, « Je veux vivre dans le rêve » étant débité en tranches intercalées avec les rondelles d’ « Eccomi in lieta vesta ». On ne criera pas au scandale devant le procédé, mais on regrettera seulement que les deux sopranos ne se situent pas tout à fait au même niveau : si l’excellente Marianne Croux ravit par un « O quante volte » totalement maîtrisé, avec un très habile dosage de la voix, notre compatriote Angélique Boudeville doit encore apprendre à canaliser des moyens presque trop généreux, et à soigner davantage l’exécution des vocalises, l’opéra-comique français appelant un tout autre style. Desdémone rossinienne, Farrah El Dibany possède un beau timbre sombre, mais il n’est pas certain que le belcanto soit son domaine d’élection. Avec les dernières minutes du Lear d’Aribert Reimann, Vladimir Kapshuk exprime toute la douleur du père endeuillé, et cette musique risquerait fort de plomber le spectacle si ne venait heureusement le baume purcellien d’un extrait des musiques de scène pour La Tempête, « No stars again shall hurt you from above, But all your days shall pass in peace and love ».
En concluant sur ce slogan néo-hippie où toutes les voix sont réunies, la metteur en scène Maëlle Dequiedt s’efforce de panser toutes les blessures qui se sont exprimées tout au long de la soirée. Cette errance à travers la forêt shakespearienne aura tout loisir de se roder puisque, après la série de représentations parisiennes données jusqu’au 17 octobre, on pourra notamment l’applaudir à Evian, dans le cadre du festival Voix d’Automne, le 26 octobre (et le lendemain, toujours à la Grange au Lac, ils chanteront du Mozart).