Aux étendues glacées de la Madama Butterfly d’hier répondent celles, non moins arides et gelées, de la Sibérie. On a du mal à y voir un hasard quand on sait que Giordano bénéficia, pour sa création, de la belle distribution prévue pour l’opéra de Puccini qui dut être retardé. La rédemption par l’amour est bien un thème courant du théâtre lyrique. Stephana, courtisane Saint-Pétersbourgeoise, quitte une vie facile pour suivre son plus jeune amant, Vassili. Mais comme celui-ci tue un homme qu’il croit être son rival, il est déporté en Sibérie, où Stéphana le suit après avoir distribué sa fortune aux pauvres. Son ancien souteneur, qu’elle retrouve en route, favorise leur évasion tout en les dénonçant : elle reçoit dans la tentative une balle dans la tête, et meurt dans les bras de Vassili. Telle est la version originale du livret.
Chef-d’œuvre ou non ? La controverse avait été ouverte par deux chroniqueurs de Forumopéra à propos d’un concert de 2017 et d’un DVD de 2022… La musique s’écoute sans déplaisir, de même que les parties chantées qui ne soulèvent pourtant guère d’enthousiasme, malgré la direction inspirée et vive de Valentin Uryupin. Tout cela s’écoule quasiment dans l’indifférence générale du public, et c’est certainement plus l’inanité des personnages que la qualité des interprètes qui justifie ce désintérêt.
© Bregenzer Festspiele/Karl Forster
Conscients de cette faiblesse, les metteurs en scène essaient d’ajouter leur grain de sel. Dans le DVD, c’était une équipe de tournage cinématographique. Ici, c’est une vieille femme, embarrassée de l’urne des cendres de son frère, qui part à la recherche de l’histoire de ses parents. Mais le problème, c’est que l’on s’intéresse plus à ce que fait ce personnage créé par le metteur en scène Vasily Barkhatov qu’à l’histoire proprement dite, qui apparaît comme un simple contrepoint à la quête existentielle de la vieille femme. De magnifiques séquences filmées en noir et blanc la montrent déambulant dans Milan puis dans Saint-Pétersbourg, allant de l’ancien appartement de Stephana au dépôt d’archives locales, puis dans les steppes de Sibérie, avant de rejoindre un HLM des années 50 dans la cour duquel elle va déverser les cendres, tout en étant constamment présente dans toutes les scènes de l’action originale. On finit donc par supposer qu’elle est la fille de Stephana et de Vassili, le bébé qu’on a entendu crier au goulag dans une valise. Cette histoire dans l’histoire est si bien réalisée, et jouée avec un si grand talent par Clarry Bartha, que celle-ci capte toute l’attention et tout l’intérêt. Car il faut dire que le spectacle est très beau, entre les films qui s’accommodent fort bien des intermèdes musicaux de Giordano, et l’action elle-même qui se déroule dans les décors hyperréalistes très convaincants de Christian Schmidt. Et ne serait la séquence des bagnards fêtant Pâques, qui fait plus penser au pique-nique de Catfish Row, l’ensemble est plutôt convaincant. On se laisse donc mener par cet imbroglio auquel il faut bien dire, personne dans la salle ne comprend rien. Des applaudissements très mesurés saluent la fin de la représentation.
© Bregenzer Festspiele/Karl Forster
L’interprétation est dominée par Ambur Braid, qui prête à l’héroïne Stephana une voix forte, fruitée et musicale, ainsi qu’une interprétation scénique pleine d’énergie. À ses côtés, on remarque l’excellente Fredrika Brillembourg (Nikona) et surtout Clarry Bartha, extraordinaire dans le rôle de la vieille femme. En revanche, Alexander Mikhailov (Vassili), malgré ses qualités vocales, est une erreur de distribution : voix serrée, non projetée, victime de la mauvaise technique de chant russe des années 50 que l’on croyait définitivement disparue, il n’a rien pour chanter du bel canto, n’a bien évidemment aucun style italien, et si cela peut encore passer quand il est seul, cela devient indéfendable dans les duos où il est totalement écrasé par la soprano. Gleby, le méchant de service, trouve en Scott Hendricks un interprète de poids, réveillant par ses éclats vocaux un intérêt trop souvent vacillant. Le reste de la distribution est tout à fait honorable, et les chœurs de Prague, que l’on avait trouvés en retrait hier dans Butterfly, étaient ce soir dans une très grande forme.
Donc au total la découverte intéressante d’un opéra oublié, dont on gardera en mémoire la forte image de la quête d’une vieille femme dans les étendues glacées, mais sûrement pas au point d’imaginer qu’il trouve au box-office la place d’un blockbuster…