On s’en doutait un peu : la veine comique montrée par Valentin Schwarz dans son Or du Rhin, un peu mise sous le boisseau pour La Walkyrie, allait exploser dans Siegfried. On a rarement vu le public de Bayreuth rire autant, même si c’est parfois avec des grincements de dents. Les gags se succèdent à un rythme effréné : Siegfried est alcoolique, Mime tente de le divertir avec un spectacle de guignol et de lui apprendre la peur avec des magazines érotiques, l’épée forgée par le nain est un jouet en plastique que Siegfried s’empresse de plonger dans l’aquarium de la maison, Brünnhilde a profité de son sommeil de 20 ans pour faire de la chirurgie esthétique, Grane, joué par un acteur, sert de garde du corps à sa patronne, l’Oiseau de la forêt est l’infirmière chargée de soigner Fafner, qui est en réalité un vieillard couché sur un lit médical … La liste serait fastidieuse, tant l’imagination de Valentin Schwarz produit d’idées à la minute. Tout cela est bel et bon, mais pose un double problème. D’une part, presque toute dimension symbolique ou mythologique du Ring est évacuée. D’autre part, l’écart se creuse tellement avec le texte originel qu’à certains moments, on ne sait plus très bien où on en est. Le jeune homme en t-shirt jaune est-il la personnification de l’anneau ? Ou le jeune Hagen ? Pourquoi le cadavre de Fafner reste-t-il en scène a l’acte III ? Aux entractes, chacun y va de son explication, sous les regards tantôt amusés tantôt sceptiques des co-festivaliers.
Musicalement, on est un peu en dessous des deux épisodes précédents. Non que les chanteurs ou le chef déméritent, mais Siegfried est redoutable pour ce qui est du rapport orchestre-scène, et les décalages se sont multipliés au cours de deux premiers actes au point de laisser parfois les chanteurs en déshérence. La catastrophe a été frôlée plus d’une fois, mais tout le monde a fini par retomber sur ses pattes. Sans ces problèmes rythmiques, la soirée aurait été une fête vocale d’une qualité rare, parce que le casting est un sans faute. A commencer par le Siegfried d’Andreas Schager : dès son entrée en scène, il impose son personnage de garnement musclé, aussi jubilatoire que limité, avec des talents d’acteurs que nous avions déjà perçus à Madrid. Et on voit mal qui pourrait lui disputer la prééminence actuellement dans le rôle, tant son instrument déborde de vitalité, avec l’ampleur d’un vrai heldentenor et des aigus bien en place. Et tout cela est fait avec une telle facilité, sans donner un sentiment d’effort, le sourire aux lèvres ! Evidemment, le rôle reste inchantable sur scène, et on pardonnera aisément un aigu étranglé dans la Forge, une fin d’acte II un peu chaotique, et une justesse aléatoire dans les toutes dernières mesures.
©Bayreuther Festspiele
Le Mime d’Arnold Bezuyen est un régal : tantôt autoritaire, tantôt geignard, avec une voix projetée en fonction, il conclut sur une scène d’empoisonnement qui tient du prodige tant elle mélange harmonieusement les registres. Le Wanderer de Tomasz Konieczny assure : la voix est toujours aussi noble, et la tessiture plus tendue de sa partie ne lui pose aucune difficulté. Sa brève scène en solo, après le départ d’Erda, est un grand moment de chant et de tragédie, au cours duquel le metteur en scène s’abstient de tout interventionnisme, pour laisser la place au pouvoir de la musique. Petit bémol cependant : la diction est parfois un peu mâchonnée. Sa compagne Erda continue elle aussi sur sa lancée, avec une belle voix grave et menée avec art, dont l’expression est volontairement limitée à la solennité : Okka von Der Damerau est la déesse originelle jusqu’au bout des ongles, jusque dans sa façon d’arpenter la scène avec une lenteur calculée.
Si l’idée de transformer Fafner en viellard mourant sur son lit d’hopital est contestable, elle nous permet de jouir pleinement des graves de Wilhelm Schwinghammer, chanteur exceptionnel, qui sculpte ses lignes avec le même soin que dans l’Or du Rhin, et qui nous fait percevoir la richesse d’écriture mise en œuvre par Wagner dans cette partie, trop souvent déformée par l’amplification ou divers types de porte-voix destinés à « faire monstrueux ». Fafner n’a jamais paru si humain, ni si digne de pitié. Alberich refait son apparition, et c’est sensationnel : Olafur Sigurdarson continue à hypnotiser le public avec son timbre à la fois rauque et séduisant, et ses imprécations font froid dans le dos. L’Oiseau de la forêt est ravissant, et Alexandra Steiner possède bien la voix qu’il faut : fraîche et à l’aise dans les coloratures. Dommage qu’elle apparaisse souvent fâchée avec les barres de mesure. Daniela Köhler fait forte impression dans ses « Heil dir Sonne », lancés avec une santé qui promet. La suite est plus inégale, avec, comme chez Irene Theorin, des passages de registre un peu difficiles. Mais le frémissement du personnage, sa féminité craintive puis épanouie, sont bien là, et on tient une excellente Brünnhilde.
Comme souligné plus haut, Cornelius Meister n’est pas parvenu à maintenir constamment la synchronisation entre le plateau et la fosse. C’est dommage, parce que le travail sur les timbres et les plans sonores de l’orchestre atteint ce soir des sommets de raffinement. On gardera longtemps dans l’oreille le camaïeu des cuivres dans la scène de la Forge, le prélude de l’acte III ou encore les trois ou quatre manières différentes de phraser le thème de la malédiction. Espérons que le prochain Crépuscule des Dieux permettra d’obtenir une fusion parfaite entre qualité des chanteurs et travail orchestral.