Verdi aimait bien ce « vieux chien qu’on avait méchamment battu à Venise et qui se nommait Simon Boccanegra ». Il faisait ainsi allusion à la création de la première version en 1857, qui avait dérouté en raison de la complexité un peu invraisemblable du livret, mais aussi du fait d’une partition qui est de celles « qui ne font pas mouche tout de suite » comme le compositeur l’avait écrit à son amie Clara Maffei. Au point de la réécrire considérablement avec Arrigo Boito 24 ans après sa première création. Or, le compositeur n’a pas souvent accordé une telle seconde chance à l’un de ses opéras : c’est peut-être pour cela que nombre de verdiens révèrent cette œuvre, pour ce qu’elle leur paraît révéler du compositeur, pour ce qu’il y a mis de lui.
Sans doute est-ce aussi le cas de Speranza Scappucci : cette nouvelle production de Simon Boccanegra pour la fin de la saison liégeoise est en effet la dernière qu’elle dirige en tant que directrice musicale de l’Opéra royal de Wallonie, poste qu’elle occupe depuis 5 ans. Si l’on en croit l’accueil que lui fait la salle, sa popularité est de toute évidence intacte. Elle avait pensé et élaboré ce projet avec le regretté Stefano Mazzonis di Pralafera, mythique directeur de l’institution liégeoise, et elle y met une conviction de tous les instants. Elle prouve, s’il en était besoin, qu’elle est non seulement l’une des cheffes d’orchestre les plus douées de sa génération, mais sans doute aussi l’une des plus grandes verdiennes du moment. Elle possède en effet ce sens du drame consubstantiel à l’œuvre du Parmesan, qui doit être d’autant plus marqué ici que l’œuvre elle-même, dans son argument, est un grand clair-obscur funèbre qu’éclaire faiblement çà et là un espoir fugace et vain. Dans une récente interview accordée à un magazine belge, Speranza Scappucci confie qu’elle avait senti le chœur et l’orchestre royal de l’Opéra de Wallonie – Liège très soudés autour d’elle dans la préparation des cinq représentations de cette fin de printemps. Cela s’entend : ce qu’elle obtient des magnifiques cordes est remarquable, mais un vrai souffle parcourt tous les pupitres. Chant, ampleur, tranchant, tout y est, et ce ne sont pas deux petits couacs aux cuivres qui changeront cette perception de maîtrise et de sérénité, sous la main ferme de la cheffe d’orchestre qui exerce son autorité (bienveillante) jusque sur la salle, obtenant d’un public un peu trop dissipé un silence total en levant simplement la main sans même se retourner. Les tempi relativement lents adoptés çà et là, dans le court prélude comme dans « Il lacerato spirito » du prologue, le travail sur les plans sonores, le soin du détail, se mettent en permanence au service du théâtre, sans artifice inutiles. Le chœur, très homogène, est impeccable. Les scènes de foule et de révolte sont d’une puissance et d’une intensité remarquables, des fortissimi jusqu’aux secs chuchotements rageurs de la malédiction à la fin du premier acte, qui sont si importants pour glacer le sang de Paolo, et le nôtre par la même occasion. Speranza Scappucci peut donc quitter ses fonctions avec le sentiment du devoir accompli quand on entend la qualité de cet orchestre dans un écrin idéal pour lui.
La mise en scène de Laurence Dale n’atteint pas les mêmes sommets. Simon Boccanegra, guetté par la « désolation » comme le disait Verdi mais aussi parfois par le statisme, n’est pas si simple à mettre en scène et Giorgio Strehler a un peu tué le match voici 40 ans. Depuis plusieurs années, on assiste à toutes sortes de transpositions plus ou moins hasardeuses, de visions glaciales voire macabres (rappelons par exemple cette épouvantable « trouvaille » par laquelle Fiesco tire le cadavre de sa fille sur un sac plastique dans la production de Calixto Bieito pour l’Opéra de Paris voici 3 ans). Au moins Laurence Dale est-il plus littéral et, osons le dire, plus respectueux. Mais on ne garde pas pour autant d’image marquante de la transposition qu’il propose, comme on pouvait le faire dans la récente mise en scène, qu’on l’apprécie ou pas, d’Andreas Homoki à Zurich.
Quelle transposition ? Si l’on excepte les deux lions au doux regard, qui peuvent vaguement rappeler ceux de l’entrée de la cathédrale San Lorenzo de Gênes, les décors de Gary Mc Cann nous amènent plutôt dans l’Italie pré-fasciste et fasciste avec ce style vertical épuré, ces statues et torchères monumentales ou ces grandes ouvertures, qu’on retrouve dans la vaste villa de Gabriele d’Annunzio sur le lac de Garde ou dans certains bâtiments du quartier EUR à Rome. Pour le prologue ou pour la scène du Conseil, l’essentiel du décor est placé sur un plateau circulaire, tantôt pour figurer le palais des Fieschi, tantôt la Salle du Conseil au palais des doges, vus depuis l’extérieur ou l’intérieur selon la rotation choisie. Au début du premier acte, il est disposé plutôt de façon à créer en fond de scène une galerie donnant sur la mer, avec au centre deux statues monumentales, enchevêtrées comme si elles dansaient ensemble, et qui masquent un peu l’horizon. Selon la manière dont le décor est placé, l’espace du plateau est considérablement réduit et entrave les mouvements de foule : lors de l’emblématique scène du Conseil, tout le monde vient ainsi s’agglutiner à l’avant-scène, hors de la salle qui est pourtant le cœur du pouvoir et dans laquelle on ne revient que pour laisser Simon maudire Paolo du haut du petit escalier étriqué qui mène à son trône. Ce dernier lui sert d’ailleurs à tout : il travaille, il dort, il agonise, perché sur son siège rigide. La mer, qui devrait être partout, ne retrouve véritablement sa place qu’au moment de la scène finale, comme si on avait transporté ce perchoir qui lui sert de trône sur le lido. Autour de lui, le palais a disparu. On se demande aussi pourquoi on amène Adorno et Fiesco à Paolo au début de l’acte II avec un sac sur la tête comme s’ils ne devaient pas reconnaître l’endroit où on les conduit, alors qu’ils en viennent… Il n’y a cependant dans cette mise en scène rien qui puisse nuire gravement au déroulement de l’intrigue, ni rien de ces outrances vues ailleurs, ce qui n’est déjà pas si mal. Quelques autres idées sont d’ailleurs bienvenues. Ainsi, l’apparition de la défunte Maria, que l’on entrevoit plusieurs fois et qui vient chercher Simon pour l’amener avec elle enveloppée dans son drap mortuaire, est une trouvaille qui devient récurrente dans les mises en scène de Simon. Etonnant d’ailleurs que ce dernier ne prononce pas l’ultime « Maria ! » avant de mourir en regardant ce spectre venu le chercher. De même, le décor, notamment au premier acte, permet aux indiscrets de tout voir et donc de jouer sur la méprise, le malentendu créé par certaines situations. Lors des retrouvailles de Simon et de sa fille, Paolo, qui attend dans la galerie, aperçoit de loin le doge étreindre Amelia et croit qu’ils sont amants. Il en sera de même pour Adorno, dans les mêmes circonstances, à l’acte suivant, jetant quelques gouttes d’huile supplémentaire sur le feu déjà ardent du ténor.
Les riches costumes signés Fernand Ruiz font eux-mêmes penser au premier quart du XXe siècle et aux fascistes – en particulier l’uniforme botté de Paolo ; tandis que le chœur figure plutôt le peuple ouvrier. Mais on y ajoute curieusement des détails qui nous ramènent non pas au Moyen-Age, époque du vrai doge Boccanegra, mais plutôt à la Renaissance tardive : les manches bouffantes des uniformes, les casques espagnols des gardes, voire la robe d’Amelia ou les costumes et colliers d’apparat des dignitaires.
© ORW-Liège – J. Berger
Le plateau vocal est globalement homogène et plutôt bien distribué, jusqu’aux rôles secondaires ; mais s’en détachent nettement George Petean dans le rôle titre et surtout Federica Lombardi dans celui d’Amelia, véritable révélation.
Le Fiesco de Riccardo Zanellato n’a certes pas la profondeur de certaines basses qui ont laissé une trace mémorable dans le rôle ; mais il ne possède pas moins l’autorité et la morgue du patricien sur lequel les années ont passé. La voix est un peu claire, mais assurée et puissante et donne à entendre un très beau « lacerato spirito ». Elle se marie d’ailleurs fort bien avec celle de George Petean dans leurs duos.
Qu’on se le dise, le Paolo de Lionel Lhote est très très méchant. Et pour qu’on comprenne bien, il le surjoue un peu, y compris dans son chant, nasillard lorsque Paolo devient narquois ou lorsqu’il ricane ses « Orrore » alors qu’il est conduit à l’échafaud, après les avoir fulminés à la fin du premier acte. Illustrant ainsi la thèse qui fait de ce personnage un préfigurateur de Iago, Lhote ose souvent quelques débordements, durant lesquels il ne chante carrément plus ou enlaidit sciemment sa voix, qui peut trouver soudain des couleurs inattendues au service de la veulerie du personnage.
Gabriele Adorno fait partie de ces personnages faits pour de jeunes premiers qui n’ont pas le premier rôle. Verdi en a saupoudré plusieurs de ses opéras, chatouillant souvent une tradition bien établie. Nous n’aurons pas l’inélégance de dire que Marc Laho n’a plus l’âge du rôle, d’autant qu’il a encore bel et bien de cette jeunesse dans la voix claire. Mais il la pousse à ses limites, notamment dans son air du II, durant lequel il ne se ménage pas et où il s’expose même, sans faillir pour autant.
George Petean confirme donc qu’il est l’un des grands Boccanegra de notre temps. La voix s’est encore affermie et garde une plénitude, une tenue et une projection remarquables, même si elle est plus fragile dans les pianissimi, notamment pour tenir la note. Mais l’incarnation reste impressionnante et crédible, dans toutes ses nuances. Son grand air de la scène du Conseil convainc par son autorité mais aussi par l’émotion qu’elle sait dégager et transmettre sans fioritures.
Ce n’est pourtant pas Petean qui impressionne le plus lors de cette représentation, mais bien Federica Lombardi, qui fait non seulement ses débuts à Liège mais aussi dans le rôle d’Amelia. Cette voix charnue, au médium souverain et au timbre qui vous happe, est capable d’aigus aussi nets que puissants. Passant facilement au-dessus des chœurs, on n’entend qu’elle et c’est un ravissement à chaque fois. Pour autant, l’harmonie avec ses partenaires est aussi très audible, dans ses duos avec Marc Laho comme avec George Petean, dans lesquels son sens du phrasé et les nuances qu’elle déploie font merveille. Prenez par exemple cette véritable joute, autour du Simon endormi par la fatigue et engourdi, déjà, par le poison ; durant laquelle Amelia et Adorno se disputent mezza voce, comme pour éviter de réveiller le doge. Non, décidément, cette (grande) chanteuse n’a pas fini de faire parler d’elle et ça ne sera que justice !
Une production réussie, particulièrement sur le plan musical, et qui a laissé le chaleureux public liégeois ravi, dans une salle presque comble en ce dimanche après-midi ensoleillé.