« Sidération : état de stupeur ». Cette définition du dictionnaire correspond exactement à la réaction du public, qui, lorsque Michele Mariotti a baissé les bras, au terme du Simone Boccanegra en forme de concert qu’il venait de diriger au Teatro Regio de Parme pour la clôture du XXIe festival Verdi, est resté silencieux de longues secondes, comme s’il avait besoin de récupérer, tel un boxeur sonné, avant d’éclater en ovations tonitruantes. Quatorze ans après l’avoir dirigée à Bologne, Michele Mariotti envisageait son retour à l’œuvre comme une mise à l’épreuve personnelle, et il avait voulu pour cela une partition nouvelle, vierge de ses annotations passées. N’ayant pas entendu la première version, nous ne saurions faire de comparaison, mais celle donnée à Parme est sans nul doute un choc qui laissera des traces et pèsera sur des écoutes ultérieures.
D’abord parce que cette exécution démontre avec une évidence indiscutable qu’à l’opéra le drame est tout entier dans la musique. Sans le soutien des moyens techniques d’un spectacle théâtral, les interprètes ont fait vivre pour les auditeurs les péripéties du drame et les affres sentimentales des personnages. Au premier chef, l’orchestre, qui a servi docilement mais probablement avec enthousiasme la vision de son ancien directeur musical. Elle embrasse avec détermination tous les aspects de la partition, du prélude ondoyant qui évoque l’immensité marine, aux confrontations violentes entre antagonistes que rien n’apaise. Couleur des timbres, âpreté des accents, silences qui coupent le souffle, le chef nous emporte dans une marche implacable où chaque péripétie de l’intrigue enclenche une réaction en chaîne des rythmes et de l’intensité sonore qui cingle l’auditoire et le prend à partie. On ne peut pas simplement écouter, on est proprement « enlevé » à soi, par cette conception si volontaire, si personnelle et si indiscutable qu’on ne songe pas à lui résister.
A cette prouesse de laquelle Michele Mariotti sort comme on émerge, avec le regard qui ne voit pas et le visage marqué de celui qui vient de se donner sans compter, à la manière d’un Claudio Abbado, répond celle des chanteurs. D’abord celle des chœurs de Bologne, installés comme ceux de Parme la veille en hauteur dans la paroi qui formait le fond de scène pour Un ballo in maschera, cohérents et musicaux à l’égal de leur réputation. Celle des solistes ensuite, malgré des disparités. Les interventions d’Alessia Panza et Federico Veltri sont brèves, mais ce dernier avait-il le trac ? Malgré sa jeunesse la voix trémule. Celle d’Andrea Pellegrini et de Sergio Vitale, en revanche, allie fermeté, clarté de l’articulation et dosage de la projection, dans leur duo de conspirateurs ou pour le second dans sa révolte contre le doge où il exhale sa rancœur avec la force nécessaire. Le rôle de Gabriele Adorno est difficile, car outre l’amour pour Amelia-Maria il doit exprimer la haine contre Simon, l’ennemi de sa famille, le dégoût et la colère quand il le soupçonne d’abuser de la jeune fille, la honte quand il découvre son erreur. Riccardo Della Sciucca est-il déjà prêt à cela ? Le timbre n’est pas laid, la voix est vigoureuse, la prestance est évidente, le physique avenant, mais le chant semble donné en force sans nécessité et le registre aigu frôle le manque d’aisance parce qu’à ses limites. Un chanteur à suivre s’il cherche à faire des nuances plus qu’à faire de l’effet.
En revanche s’il en est un qui repousse ses limites sans que cela nuise à l’impression de facilité, c’est Michele Pertusi dont la prestation laisse béat d’admiration. On connaît sa musicalité impeccable ; ici elle accompagne une vigueur et une profondeur vocales idéales pour exprimer la hargne de Fiesco, cet aristocrate d’âge mûr pendant le prologue, qui accable de son mépris le plébéien pour lequel sa fille s’est déshonorée. Quand, dans le drame, Fiesco aura vingt-cinq ans de plus, l’artiste saura doser son émission pour faire sentir le passage du temps sur un personnage éprouvé sans rien perdre de sa fierté. C’est une orfèvrerie magistrale.
Un cran en retrait ce soir là Angela Meade, dont le début est hasardeux, avec quelque défaut de justesse. Une fois échauffée la voix dispensera les sons filés et les trilles qu’on lui connaît. Mais l’incarnation n’atteindra pas toute l’intensité désirable, comme légèrement empesée par l’application.
Le rôle-titre était échu à Igor Golovatenko. Lui aussi nous a laissé bouche ouverte : l’éclat de la voix, qui peut sembler démesuré mais dont on comprendra, par les modulations qui l’adapteront à l’évolution des situations et du personnage dans le temps, qu’il est très clairement et constamment contrôlé. D’abord un homme jeune, robuste, direct et sensible, Simon devient après le passage des ans un homme mûr cherchant l’équilibre entre pouvoir et justice, dont la sensibilité enfouie se libère quand il retrouve sa fille disparue. Toutes ces nuances, l’artiste les exprime avec justesse et dans l’épisode final, qui voit Simon expirer, il reste d’une sobriété du meilleur aloi.
Le silence, donc. Et puis le délire. Oui, merci, merci ! Le message est passé : la musique est théâtre !