C’est une prouesse inédite que nous offre l’opéra de Zürich, et elle en dit aussi long sur la tristesse des temps que sur le farouche combat des artistes et des maisons d’opéra pour leur survie. Pas tout à fait inédite, cependant, puisque la récente production de Boris Godounov par Barrie Kosky a usé du même procédé, comme le rappelle l’intéressant documentaire diffusé par Arte durant l’entracte de ce Simon Boccanegra. Le principe est simple : comme il reste impossible de réunir l’orchestre que nécessite l’œuvre dans la fosse de l’opéra et de conserver le chœur sur scène, il « suffit » de faire jouer les uns et les autres à distance, en les reliant par un système complexe de retransmission directe du son et de la vidéo. Le chœur et l’orchestre se trouvent donc à plus d’un kilomètre de l’opéra, dans leur salle de répétition, pendant que la majestueuse salle de l’Opernhaus accueille pour l’occasion une cinquantaine de spectateurs.
Malgré les frayeurs que l’on peut imaginer chez les techniciens, le tout fonctionne sans décalage apparent, ni incident, lors de la première du 6 décembre. Mais cette approche drastique alimente les regrets par ses inévitables limites. La principale reste l’absence du chœur sur scène. Ce ne sont pas les quelques figurants masqués comme des bandits de grand chemin, que l’on aperçoit à peine lors du prologue ou au moment de la scène du conseil, qui font illusion bien longtemps. Non pas qu’il soit absurde de considérer que la voix du peuple vienne de l’extérieur : cela fonctionne à la rigueur pour l’élection du doge et plus encore pour la révolte de l’acte II, mais beaucoup moins dans la fabuleuse scène qui clôt le premier acte, où la foule en colère est un élément essentiel. Bien que l’on comprenne évidemment que ce choix soit commandé par la nécessité, ce résultat est d’autant plus regrettable que les interventions du chœur sont impeccables. Ils sont souvent plus présents que l’orchestre, jusque dans les terribles chuchotements qui maudissent Paolo. La faute à la captation ?
Car en effet, l’orchestre Philharmonia (de Zürich) dirigé par le directeur musical de la maison Fabio Luisi paraît plus en retrait, au moins pour la retransmission. Peut-être est il plus audible dans la salle presque vide, mais on aurait aimé un peu plus d’équilibre sonore avec le chœur et le plateau. Ce qu’il donne à entendre, cependant, ne manque pas d’engagement, lequel est d’autant plus nécessaire que l’orchestre est chez Verdi le personnage que l’on sait. Le chef, qu’on devine très tendu dès le début de la retransmission tant le défi qui se pose à lui et à ses musiciens est grand, tient très fermement la barre et on pourra trouver sa direction efficace, quoiqu’un peu aride. Peu d’effets et beaucoup de concentration.
Christian Gerharer (Simon), Jennifer Rowley (Amelia), Otar Jorjikia (Gabriele Adorno) à l’acte II © Monika Rittershaus
Toutes ces contraintes posent également un défi de taille au metteur en scène, par ailleurs directeur de l’opéra de Zürich, Andreas Homoki. L’œuvre est ici transposée dans les années 20 ou 30 et a pour cadre d’austères façades, avec portes et fenêtres, posées sur un plateau qui pivote durant tout le spectacle, dévoilant astucieusement tantôt les pièces où Simon projette ses souvenirs et ses regrets, tels la carcasse d’une barque échouée ; tantôt la chambre mortuaire de Maria dans la maison des Fieschi, tantôt l’intérieur du palais des doges. Les personnages passent ainsi de porte en porte, de couloirs sombres en pièces lumineuses durant toute la représentation. Certes, on peut éprouver une certaine lassitude à voir les personnages courir et se croiser sans se voir dans ces faux couloirs, mais l’idée est ingénieuse. Tout comme l’apparition épisodique et moins originale de figurants qui symbolisent les souvenirs et les regrets de Boccanegra, qui cherche à les saisir et qui se dérobent à lui : Maria, avant sa mort puis telle un spectre, ou encore la petite fille qui va devenir Amelia Grimaldi laissée seule et recueillie par des sœurs. Même astuce pour justifier l’absence des sénateurs dans la salle du conseil : Simon dicte à un aide de camp ce qui est destiné à devenir son intervention devant eux. Incontestablement, Andreas Homoki a fait de son mieux pour contourner tout ce qui pouvait l’être parmi les mille difficultés rencontrées, y compris en changeant çà et là le texte du livret (Adorno rend une arme à feu et non une épée).
Christian Gerhaher, pour qui Simon est une prise de rôle, est un grand artiste, c’est entendu. Il compose avec intelligence un personnage tourmenté, hanté par ses remords, presque craintif. Pourquoi pas, en effet. Mais Simon est aussi un homme plein d’une noblesse et d’une autorité qui manquent ici, y compris dans le grand air « Plebe, patrizi, popolo ». Et puis malgré des qualités dramatiques incontestables, malgré un engagement qui ne l’est pas moins, son timbre ne convainc pas dans ce rôle, qui est l’un des plus beaux que Verdi ait écrit pour un baryton. Bien que soucieux de nuances, il déploie un chant qui débouche parfois sur des phrases comme inachevées ou inaudibles, surtout dans la première partie, comme s’il était à bout de timbre, voire de souffle. La seconde partie, le montre davantage à son aise grâce à des interventions qui sollicitent plus de clair-obscur et moins des aigus ici un peu clairs.
Christian Gerhaher © Monika Rittershaus
Du reste de la distribution, c’est le Fiesco de Christof Fischesser, plutôt habitué aux rôles wagnériens ou straussiens, qui retient l’attention. Plein de la noblesse du personnage, il en atténue pourtant les rigidités par une fragilité bienvenue et qui n’est pas hors sujet, même si on peut attendre plus de mordant de la part du vieux patricien. Sa belle voix de basse est très bien posée et impressionne en particulier dans les graves, fort bien tenus. On peut en dire de même pour le Paolo Albiani de Nicholas Brownlee, plus monolithique, mais au chant plein des ombres noires du traître, tout aussi convaincant malgré un jeu parfois exagéré, notamment au moment de la malédiction. On trouvera moins de nuances dans le Gabriele Adorno d’Otar Jorjikia, qui donne à entendre une voix bien projetée mais qui n’est pas exempte de raucités désagréables dans ses premières interventions. Le jeune ténor ne démérite pas par ailleurs durant le reste de la représentation, mais ne convainc guère dans un rôle qui n’est déjà pas particulièrement valorisant. On ne peut pas reprocher à Jennifer Rowley de manquer de voix, mais plutôt de ne pas nous épargner une tonitruance qui confine parfois à la stridence, sans parler d’un jeu outré qui finit par devenir assez horripilant. Pietro impeccable, en revanche, de Brent Michael Smith.
Au final, un spectacle courageux et intéressant qui, contrairement à ce que Gerhaher disait craindre dans un entretien diffusé sur Arte, n’a pas « raté », compte tenu des circonstances dans lesquelles il a été préparé, mais dont on espère néanmoins qu’il ne constituera pas l’avenir de l’art lyrique pour autant.