Un petit miracle, renouvelé chaque année depuis vingt ans, avec une puis deux, jusque quatre productions lyriques chaque saison, John Grimmett et son épouse ont construit de toutes pièces ce projet un peu fou de créer dans cette belle campagne angevine, une déclinaison de Garsington et de Glyndebourne, modeste par ses moyens, mais ambitieuse dans ses objectifs. En témoignent la programmation et ses distributions de haut vol, l’espace dédié, le public le plus varié, le repas tiré du panier, l’horaire, et, surtout, l’esprit convivial, chaleureux, qui réunit dans une même communion lyrique interprètes et auditeurs. Les compétences, les énergies, un public fidèle, de plus en plus nombreux attestent la réussite.
Le vent souffle en rafales, accompagné de pluie, et l’on s’habitue au bruit provoqué sur la structure qui abrite l’opéra. Bienvenu, le seul moment de répit, et de grâce, interviendra durant le début du dernier acte, et l’émotion n’en sera que plus vive.
La fiancée vendue, très populaire dans les pays tchèque et morave, mais aussi dans le monde germanique où elle est régulièrement donnée, en allemand, est une rareté dans l’hexagone. Le mérite d’avoir eu l’audace de la programmer à Baugé est d’autant plus grand. La comédie est plaisante, où l’émotion et la farce se marient fort bien. Un couple de jeunes gens se voit imposer l’union de la jeune femme par un mariage arrangé. La finesse de chacun d’eux, leur esprit, permettront de déjouer les projets du marieur et des familles, pour une fin heureuse. Le dernier acte, avec l’épisode bouffe des bateleurs et de l’ours, couronnera l’ensemble. Pétillant, débordant d’énergie, aux caractères bien trempés, mais aussi d’une émotion sincère, l’ouvrage est propre à séduire le plus grand nombre.
La mise en scène de Bernadette Grimmett, contrainte par les moyens modestes de la réalisation, dépasse heureusement le stade de la mise en espace. Si le cadre scénique demeure, avec d’infimes changements pour les deux parties (l’entracte se situe au milieu du deuxième acte, après le duo Marienka-Vachek), la direction d’acteurs, y compris du chœur, les chorégraphies soignées, les costumes et les éclairages suffisent à expliciter l’action. L’efficacité est manifeste, ne serait-ce qu’à en juger par les réactions du public. La vie rurale morave, où le passage d’un cirque dépayse le public, une auberge-cabaret, tout est là.
L’orchestre, disposé sur trois rangs devant le vaste plateau, compte 18 cordes et une quinzaine de vents. Malgré son caractère relativement éphémère, et une disposition étirée, on est agréablement surpris par l’unité des pupitres, l’homogénéité des cordes, par la qualité des vents, exceptionnelle. L’orchestration magistrale de Smetana nous vaudra nombre de moments de bonheur, telles les interventions des clarinettes et des cors, précis, colorés, nuancés à souhait. Le discret artisan de cette réussite est le premier violon solo, Nandor Szederkenyi. Ce soir, la baguette est confiée à Kostantinos Diminakis, dont la carrière se déroule entre Athènes, Londres et le monde germanique. Son expérience de chef lyrique est manifeste, par l’attention qu’il porte aux voix, aux équilibres, à la précision et à la clarté du discours. Il impulse une vie authentique à cet ouvrage rare, avec finesse, sans lourdeur ni vulgarité. La polka – danse nationale tchèque, comme son nom ne l’indique pas – irrigue l’ouvrage, et l’orchestre s’y montre exemplaire. La verve des danses (furiant) s’y conjugue à l’intimité des passages lyriques. Jamais les scènes populaires n’y sentent la fête de la bière, comme trop fréquemment sur les scènes germaniques.
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La distribution, soli, chœurs et orchestre, est internationale. La couleur propre à la langue tchèque fait défaut (1), puisque le choix a été fait de chanter l’ouvrage dans notre langue (2). Le surtitrage (français et anglais) est d’autant mieux venu que la prononciation française de plusieurs solistes ne suffirait pas à la compréhension. Ceci étant, saluons l’exploit de prises de rôles par une majorité de chanteurs non francophones.
Avant de détailler la distribution, souligner la qualité exceptionnelle des nombreux ensembles s’impose. Millimétrés, équilibrés, des multiples duos au quintette plein de ferveur du III, pas une ombre au tableau. Deux tourtereaux, dont la duplicité facétieuse déjouera les intrigues intéressées du marieur, sont au cœur de l’action. Danae Eleni, formée à Londres, après avoir remporté de nombreux prix, s’est dotée d’un très large répertoire, de Monteverdi à Bernstein. La Marienka qu’elle incarne ce soir est exceptionnelle. Figure attachante, fine, rusée, épanouie, sensible, elle est servie par des moyens superlatifs d’une grande soprano lyrique, avec la fraîcheur, la rondeur et la souplesse attendues. L’élégance des phrasés, la virtuosité des traits de son ultime duo sont un régal. De surcroît, actrice de talent, l’émotion est constante, au travers de la plus large palette expressive. Le Yenik de Jack Dolan est de stature imposante. Bien que britannique, son émission pourrait laisser supposer qu’il est originaire d’Europe centrale. Son aisance, ses aigus naturels, son splendide legato donnent vie à son personnage, à sa tendresse passionnée comme à son calcul vainqueur. Paul Curievici incarne Vachek, le bègue. D’essence comique jusqu’au grotesque (l’ours), le rôle est ici pleinement chanté, jamais aboyé. Pathétique il nous touche dans son air du III, comme il nous avait fait sourire dans ses premières interventions. La composition n’était pas aisée, elle est aboutie. Nicolas Bercet, baryton-basse familier des ouvrages légers, nous vaut un Ketzal d’une aisance vocale et dramatique remarquable. Personnage central, le marieur fanfaron, intéressé, roublard, s’il n’a peut-être pas les basses profondes d’un Osmin, refuse de l’outrance : il sera drôle sans jamais inquiéter, ce qui est fort bien. Evidemment son français est d’une clarté constante. Le seul regret qu’inspire le Micha du baryton coréen Woochul Eun est de caractère scénique. La voix est solide (il chante au Volksoper de Vienne), mais la jeunesse de ses traits comme sa corpulence rendent peu crédible son rôle du riche fermier, veuf remarié, père de Vachek et de Yenik.
Les seconds rôles jamais ne déméritent. Le Krouchina de Michael Georgiou, son épouse Ludmilla, Béatrice de Larragoiti, sont bien servis. Karlene Moreno-Hayworth trouve dans son Esmeralda un rôle parfaitement approprié. La fraîcheur de l’émission, les évolutions chorégraphiques, le jeu sont remarquables. Savoureux, le directeur de cirque d’Olivier Trommenschlager n’est pas moins juste : l’abattage, la voix et la présence n’appellent que des éloges. Pour brève que soit son intervention, Hata, la marâtre, de Deborah Holborn, beau mezzo, ne dépare pas cette distribution homogène. Le chœur (3) se montre vocalement exemplaire et d’une aisance scénique réelle.
Malgré les conditions climatiques les moins favorables, une soirée mémorable, riche en émotions, servie par une équipe dont l’engagement et les compétences sont indéniables. Pourquoi nos scènes sont-elles si rares à programmer ce bijou, dont l’intrigue est propre à séduire tous les publics, d’autant que l’écriture de Smetana est d’un bonheur constant ?
(1) Jack Dolan (Yenik), remplaçant Roberto Abate, a chanté en tchèque, ce qui n’a pas déparé l’ensemble. (2) D’après l’édition réalisée pour l’Opéra-comique, publiée par Max Eschig, en 1928. (3) Formé à l’origine des chanteurs professionnels de l’opéra d’Angers, brutalement licenciés lors de la fusion avec Nantes, il n’a cessé de se renouveler, avec les mêmes exigences de qualité vocale et scénique.