Elle nous semblait un peu prématurée, cette reprise cinq ans à peine après la dernière Aïda, mais la distribution nouvelle était un attrait suffisant. Las, le noir s’est à peine fait qu’une une voix off annonce que Zoran Todorovich a accepté de chanter le rôle de Radamès en dépit d’une allergie tenace. Du coup l’intérêt de la soirée baisse d’un cran, car on espérait, près de dix ans après son Pollione in loco assez fruste, mesurer le chemin parcouru. Mais le rideau se lève…et ce qu’il montre engendre l’incertitude et la curiosité : étaient ce bien le même décor, les mêmes projections de bas-reliefs, de hiéroglyphes, de statues ? Le mystère s’éclaircira à l’entracte, en lisant la fiche du spectacle. La version de 2008 était une coproduction avec Orange, celle-ci est annoncée comme une production maison. Emmanuelle Favre semble avoir revu les décors, et cette version nouvelle, sinon par l’esprit du moins par certains des moyens utilisés, amène une variété plus grande dans les divers lieux de l’action. Une chose semble certaine : au dernier acte les deux plans dans l’espace absents de la production précédente sont ici distincts, la fosse où Radamès et Aïda vont attendre la mort, la dalle en surplomb où Amnéris prie pour l’âme de son bien-aimé. Sans doute l’ouverture finale sur le ciel étoilé est-elle une concession à la production antérieure, où les amants s’éloignaient vers un au-delà éblouissant. Mais cette « incohérence » est vénielle en regard de l’idée saugrenue venue à Katia Duflot de coiffer Aïda, dans sa première scène, à la manière du buste célèbre de Néfertiti. A-t-elle aussi modifié les costumes ? Ceux d’Aïda et d’Amnéris – pour la scène du triomphe – nous ont semblé plus hollywoodiens encore que naguère, alors que celui du Pharaon n’ajoute rien, en revanche, à la prestance de l’interprète. Charles Roubaud a-t-il revu sa mise en scène ? L’absence d’un défilé pompeux se fait sentir, mais on y survit, d’autant qu’on retrouve, aussi saisissant, le ballet acrobatique. Mais quand Aïda arrive au rendez-vous nocturne sans même suggérer, par une démarche furtive ou des regards craintifs, le risque qu’elle court, comme captive et comme rivale de la princesse, aussi altière et désinvolte que dans un salon, on peut s’interroger, tout comme, plus tôt, sur l’absence d’un siège dans l’appartement d’Amnéris. Détails, dira-t-on. Mais c’est d’eux que naît l’impression d’ensemble, d’un spectacle perfectible bien que juste pour l’essentiel.
Reste que l’exercice mental éveillé par la confrontation entre présent et souvenir ne nuit en rien au plaisir des yeux ! Ni à celui des oreilles, du reste : on ne se souvient le plus souvent avec précision que des réussites ou des échecs retentissants. On oubliera donc facilement le Roi sans relief de Philippe Kahn et le Ramfis de Luiz-Ottavio Faria, engorgé durant les deux premiers actes. On se souviendra en revanche du messager sonore de Wilfried Tissot et plus encore de la Grande Prêtresse de Ludivine Gombert, à la voix fraîche, souple et expressive. Se souviendra-t-on de l’Aïda de Michele Capalbo ? Elle a les notes du rôle, elle sait émettre de beaux sons filés, mais la diction est souvent floue et l’interprétation scénique, les ports de tête, semblent chercher à souligner l’origine princière du personnage plus qu’à montrer la victime dont la situation suscite la sympathie et la pitié. Nul doute en ce qui concerne Marco Di Felice : même si on le voudrait moins altier dans la scène du triomphe, puisqu’il risque sa vie si son comportement de chef le trahit, la vigueur vocale, l’adéquation des moyens et la présence scénique en font un Amonasro de premier plan. Enfin, quitte à surprendre ceux pour qui elle est étiquetée rossinienne ad vitam aeternam, on n’oubliera pas de sitôt l’Amnéris de Sonia Ganassi : en technicienne consommée elle joue de ses moyens sans jamais les forcer pour s’inventer des graves, comme tant d’autres, tout en faisant resplendir l’émail de ses aigus, et propose une interprétation d’une expressivité qui atteint au pathétique au quatrième acte, dans une superbe scène de désespoir. On ne se permettra pas, évidemment, de commenter la participation de Zoran Todorovich, manifestement en mauvais état et qui, au terme de la représentation, décide sagement de renoncer à chanter la suivante. Dans la fosse Fabio Maria Carminati dirige assez vivement un orchestre concentré et dont le volume sonore ne met que rarement et brièvement en difficulté le plateau. Tout rutile à souhait dans la scène du triomphe et la scène du Nil est subtilement colorée. Mais c’est au chœur que nous devons une des plus fortes émotions de la soirée : avec des effectifs renforcés, divisé en quatre groupes, dans la scène de l’adoubement de Radamès par Ramfis, dans les passages a capella, le rapport entre les parties et le travail sur le volume pour donner l’impression de l’éloignement et de l’ailleurs sont d’une qualité qu’on a autant de plaisir à souligner qu’on en a eu à l’entendre. Ainsi cette soirée qui semblait compromise recélait finalement plus d’une bonne surprise : le pire n’est pas toujours sûr !