S’il est un genre lyrique européen vraiment populaire, il s’agit bien de la zarzuela espagnole car, le plus souvent, ce sont les petites gens des villes et des campagnes qui sont en scène. Issue des sainetes et des tonadillas du XVIIIe siècle qui s’inspiraient des coutumes populaires et qu’on intercalait entre les actes des œuvres dramatiques, la zarzuela a trouvé sa forme définitive vers 1850. Et voici qu’aujourd’hui elle connaît à nouveau un succès impressionnant, dans son magnifique Teatro de la Zarzuela, inauguré en 1856, qui a su se forger une personnalité hors du commun grâce notamment à une programmation foisonnante et originale, conçue par l’équipe réunie autour de la nouvelle directrice du théâtre, la jeune Isamay Benavente. La saison inclut zarzuelas et opéras baroques (cette année une tonadilla en hommage aux femmes dans l’Espagne du XVIIIe siècle), créations contemporaines prisées du public (entre autres l’opéra chilien Patagonia), concerts symphoniques, hommages aux grands chanteurs espagnols qui firent leur début sur cette scène, notamment Teresa Berganza à qui le théâtre rend hommage à l’occasion de la zarzuela La del Manojo de Rosas de Pablo Sorozábal qu’elle a superbement interprétée. Les grands interprètes de musique populaire ne sont pas oubliés comme les guitaristes flamencos Pepe Marchena (1906-1973) et Paco Cepero (qui y fera ses adieux). Sans oublier le « Ciclo de Lied » qui fera salle comble, avec, entre autres, Julian Prégardien, Franz-Josef Selig, et les Français Ludovic Tézier, Patricia Petibon et Sabine Devieilhe ! Enfin le foyer « Ambigú », déjà complet, est le cadre d’une série de concerts littéraires, de musique de chambre, de musique classique et populaire régionale, et d’œuvres inspirées par les échanges constants entre l’Amérique Latine et l’Espagne. N’oublions pas la saison de ballets avec la Compagnie Nationale de Danse et le Ballet National ! De ce fait, dès l’été dernier, les abonnements ont doublé, passant de 2000 à 4000, tandis qu’à l’ouverture des guichets la saison a très vite affiché complet.
Le public s’est aussi diversifié comme on l’a constaté lors des représentations de La del manojo de rosas (La Fleuriste de la boutique « au Bouquet de Roses ») de Sorozábal (1897-1988), à l’affiche du 20 novembre au 1er décembre (chaque zarzuela est représentée entre dix et quinze fois) dans la mise en scène légendaire d’Emilio Sagi (1990). La production avait été accueillie à l’Opéra de Rome, en 1991, et au Théâtre de l’Odéon à Paris, en 1992, avec un grand succès. On doit aussi à Emilio Sagi l’impressionnante mise en scène de Sound of Music (La Mélodie du Bonheur) au Châtelet en 2011.
© Javier del Real
La zarzuela, créée en 1934, se déroule dans le vieux Madrid cette même année, soit trois ans après la proclamation de la deuxième République. Emilio Sagi a imaginé une vie de quartier dans une rue très animée où les appartements d’immeubles typiquement madrilènes (sublime décor de Gerardo Trotti) prennent vie à tout moment durant la représentation. Le spectacle, semble entièrement chorégraphié. Dans cette rue, la boutique de la jeune fleuriste Ascensión jouxte un bar et un garage où travaillent le mécanicien Joaquín qui n’a d’yeux que pour elle et son apprenti Capó (inénarrable Joselu López) amoureux de Clarita, jeune manucure inscrite au cercle féministe du nouveau Lyceum Club de Madrid. Dans cette institution emblématique de la république (le vote des femmes a été autorisé dès 1931) elle se passionne pour la psychanalyse. La soprano Rocío Faus, à la voix brillante, incarne le rôle avec brio, alliant facétie et tendresse. Clarita est une adepte fervente de séances de spiritisme, très en vogue ces années-là, ce qui en impose au serveur du bar, Espasa, qui se targue d’être, lui aussi, un érudit : pour séduire Clarita, il parle en vers pompeux, truffés de mots scientifiques inventés, qui font beaucoup rire le public. L’acteur Ángel Ruiz, très connu par les séries télévisées, se taille un franc succès dans ce rôle. Capó, exaspéré, lui répond par une farruca flamenca chantée en langue caló (du « gitan » bien inventé !) et dont la danse endiablée se termine, à la Broadway, sur un toit de voiture dans une chorégraphie géniale du célèbre danseur Goyo Montero. Don Daniel, le père d’Ascensión, propriétaire de la boutique de fleurs, désire que sa fille épouse un jeune aviateur (le baryton Gerardo López campe gaillardement ce personnage fanfaron imbu de lui-même). Pas question ! répond la jeune femme désireuse de rester fidèle à la classe sociale de sa mère, qui a vécu longtemps dans la misère avant son mariage. Elle tient à épouser Joaquín, le jeune mécanicien du garage dont elle est amoureuse. Le premier acte s’achève alors sur un coup de théâtre : dans sa boutique, Ascensión rencontre la mère de Joaquín, Dona Mariana, que le mari, riche ferrailleur vulgaire et prêt à tous les trafics, rend malheureuse. Très émue par elle, Ascensión découvre alors que Joaquín vient d’une famille « bourgeoise » (en réalité, travailler dans un garage a été pour le jeune homme une sorte d’émancipation). Dépitée, la jeune femme rompt avec lui et accepte de devenir la fiancée de l’aviateur. Tous les ouvriers du garage, dans le chœur final, rejettent Joaquín, traître à leur condition sociale. Dans ce rôle, le baryton David Menéndez, à la voix sonore, trouve ici vraiment ses marques grâce à un phrasé plus nuancé et de belles demi-teintes. La soprano Beatriz Díaz est une merveilleuse Ascención, à la musicalité sans failles, au timbre clair et chaleureux et une belle égalité d’émission du grave à l’aigu. Brillante actrice, elle rayonne en scène et est très émouvante dans ce final. La zarzuela, on le voit, exige des chanteurs d’être aussi des danseurs et des comédiens hors pair !
© Javier del Real
Au deuxième acte, les mois ont passé. Ascensión vit avec son aviateur qu’elle ne supporte plus. Sont père s’est enrichi et a engagé Clarita à la boutique, En rendant visite à Doña Mariana installée dans un minuscule appartement de la rue, Ascensión découvre que les parents de Joaquín sont ruinés et qu’il a réintégré le garage afin de payer ses études. C’est ainsi qu’Ascensión retombe bientôt dans les bras de Joaquín devenu ingénieur et promis à un bel avenir (Vive l’école de la République !). Ce délicieux imbroglio, où s’entremêlent à l’envi les classes sociales, se déroule justement à une époque troublée de la république espagnole. L’apprenti Capó évoque ainsi l’ancien ministre Lerroux qui a tourné casaque et Espasa, devenu contrôleur dans les autobus, craint une guerre prochaine après s’être trouvé dans une manifestation de rues. L’histoire lui donnera raison : la guerre civile éclatera deux ans plus tard ! Le public se sent très concerné par ce qui se passe sur scène et vibre à toutes ces allusions. On l’a ressenti fortement lors de la représentation du 23 novembre, les spectateurs applaudissant à tout moment.
Les costumes de Pepa Ojanguren et les lumières d’Eduardo Bravo contribuent grandement à la magie de ce spectacle. L’œuvre est dirigée avec fougue et sensibilité par la jeune Mexicaine Alondra de la Parra à la tête de l’Orchestre titulaire du théâtre, formés de musiciens de haut niveau (le trompettiste soliste, très sollicité, est remarquable). Elle est ovationnée aux saluts. Enfin, pour l’occasion, une exposition passionnante est consacrée à « La zarzuela, patrimoine de l’Hispanité » au Centre Culturel de la Villa. Madrid mérite décidément l’aura qui l’entoure aujourd’hui.