Cette production du diptyque ravélien présentée au Festival de Glyndebourne de 2012, bien que la mise en scène de L’Heure espagnole fût plus ancienne de quelques années, a connu un début bien agité à Rome. La crise que traverse l’institution lyrique romaine, comme tant d’autres en Italie, continue en effet d’agiter de soubresauts inquiétants une saison à peine commencée. Le spectacle a vu sa première, prévue le 30 janvier, annulée pour cause de grève, qui s’est prolongée le 31. L’inquiétude demeure forte sur les choix, vraisemblablement difficiles, que devra faire le nouveau surintendant de l’opéra, Carlo Fuortes, qui découvre un peu plus d’un mois après son arrivée l’étendue des difficultés budgétaires et structurelles du Teatro Costanzi.
Touché, certes, mais pas coulé. Le spectacle a pu reprendre ses droits dès le 1er février pour les 4 représentations restantes. On ne peut que regretter, dans ces conditions, que le public, en ce dimanche de déluge à Rome, ne soit pas venu plus nombreux pour écouter mais aussi voir ces joyaux de la musique française du XXe siècle. Après 67 ans d’absence à Rome, les deux opéras de Ravel méritaient mieux.
Car il y a beaucoup à voir dans ces deux productions. Du capharnaüm de la boutique de l’horloger Torquemada aux tableaux cauchemardesques et poétiques qui peuplent les rêves de l’Enfant, l’œil du spectateur n’en finit pas de se réjouir de sa bonne fortune. Il y a les décors, les accessoires, les couleurs, en un mot, toute l’inventivité foisonnante de Laurent Pelly et de ses complices.
Chez Torquemada, vous trouverez toutes les montres, les horloges, les pendules, les réveils, les coucous de la création, jusque dans la machine à laver qui trône dans le salon et que curieusement personne n’a l’idée de faire déménager par le si costaud Ramiro. Ce gigantesque et remarquable décor où il ne reste pas un centimètre libre pose un cadre par ailleurs idéal pour le théâtre : c’est que le chef d’œuvre de Ravel constitue aussi une petite pièce des plus cocasses, dans la meilleure tradition de l’opéra-bouffe et bien sûr avec « un peu d’Espagne autour ». C’est peu dire que les artistes s’en donnent à cœur joie et se livrent avec des bonheurs dramatiques divers au jeu de la séduction et de l’arnaque (on y voit en effet un Torquemada dont on ne sait s’il est plus cocu que manipulateur…). Tout ce joli monde tourbillonne, virevolte, court, parfois même se contorsionne dans le cas du poète-étudiant-benêt à souhait et vaguement hippie, expert en déhanchés périlleux façon Saturday night fever.
Stéphanie d’Oustrac, très attendue dans un rôle où elle peut donner libre cours à ses talents de comédienne, ne déçoit pas. Ils sont si rares les artistes qui savent tout faire. Dès son entrée, sa voix chaude et sonore emplit la salle et d’emblée l’apprivoise. Pas une ombre ne viendra assombrir un chant très maîtrisé malgré l’hystérie qui frôle parfois son personnage bouillant de désir. Et l’on ne peut que s’incliner devant sa diction parfaite.
Dans la même veine, bien que poussé à davantage de retenue que sa comparse par son rôle, le muletier composé par Jean-Luc Ballestra convainc et séduit avec un baryton très ample, assez profond, qui lui aussi se distingue par une clarté de l’émission remarquable avec ça et là un petit craquement dans le registre haut.
Benjamin Hulett est un Gonzalve très drôle, dans la lignée de ces personnages loufoques offenbachiens que Pelly aime tant croquer. Plus qu’un poète rêveur et incapable de se rendre compte du désir charnel qu’éprouve Concepción, c’est un étudiant attardé tout droit sorti de la série That 70’s show, en pattes d’eph et bariolé. Il a incontestablement la voix du rôle, mais ne peut éviter quelques uns des pièges de la redoutable partition de Ravel : la « mine coquette » est ainsi par exemple un peu étranglée.
Le Torquemada faussement candide de François Piolino bénéficie lui aussi d’un timbre parfaitement adapté au rôle, mais il est moins audible que ses comparses, parfois couvert par l’orchestre comme ce sera également le cas dans L’Enfant et les sortilèges avec l’Arithmétique. Dommage.
Enfin, le financier d’Andrea Concetti est parfait dans sa suffisance hautaine de banquier sûr de son pouvoir. Basse un peu légère et nasale, il est aussi moins à l’aise en français, sans démériter.
Changement d’atmosphère avec L’Enfant et les sortilèges, plongé d’emblée dans un monde sombre, inquiétant et cauchemardesque, une sorte d’univers à la Lewis Caroll avec une touche de Tim Burton. Laurent Pelly insuffle aux tableaux successifs beaucoup d’inventivité avec une économie de moyens qui contraste un peu avec L’Heure espagnole. Quelques objets démesurés tout droit sortis d’un cartoon de Tex Avery, des costumes féériques (le Feu, la Princesse, les Arbres, les pastoureaux en Toile de Jouy) et le tour (de magie) est joué. On ne voit pas le temps passer et l’on savoure le regard émerveillé et vaguement inquiet des nombreux enfants présents.
Comme pour L’Heure espagnole, c’est une sensation d’équilibre qui prévaut. Certes, on pourra toujours regretter que tel ou tel ait un français un peu approximatif –ce qui reste l’exception, il convient de le souligner car c’est suffisamment rare- mais Kathleen Kim (le Feu, la Princesse et le Rossignol) s’acquitte plus qu’honorablement de ses rôles, les plus acrobatiques de l’œuvre, avec des aigus impeccables et une belle assurance. François Piolino est un professeur d’arithmétique comme on n’aimerait pas en avoir, mais souffre toujours d’une projection insuffisante pour éviter d’être couvert par l’orchestre et le chœur d’enfants. Le chœur de bergers et autres pâtres est émouvant malgré une attaque un peu flottante. Mention spéciale parmi les nombreux comprimari, pour les excellents Hanna Hipp, Stéphanie d’Oustrac, Jean-Luc Ballestra et Andrea Concetti, l’Arbre le plus geignard qui soit.
Excellent chœur d’enfants, parfaitement préparé, y compris sur la diction.
Charles Dutoit mène le tout avec un soin d’orfèvre – on n’ose dire d’horloger – avec son habituel sens de la clarté des timbres et de l’articulation, servi par un orchestre d’instrumentistes qui n’a aucune peine à s’approprier les rythmes chaloupés et les syncopes ravéliennes. Dans la fosse, la musique respire et rêve, entrainant dans son voyage un public conquis.