Prudent début de saison pour Nicolas Joel, qui remet à l’honneur quelques fleurons de l’ère Gall pendant tout le mois de septembre : tandis que Garnier s’apprête à rejouer l’Italienne à Alger façon Titanic d’Andreï Serban, Willy Decker se taille la part du lion à Bastille, où sont repris simultanément son Eugène Onéguine et donc, tout d’abord, son Vaisseau Fantôme. Décors épurés, costumes d’époque, lumières élégantes : ce spectacle porte bien ses dix ans, grâce à une esthétique dont la sagesse vieillit bien. Un appartement bourgeois, cadre neutre et unique des trois actes de l’opéra, le montre avec force : ce sont avant tout des tempêtes psychiques qui agitent le Vaisseau Fantôme –tel est en tout cas le propos de Decker, qui semble postuler que tout ce qui se déroule sous nos yeux sort des songes psychotiques de la jeune Senta. On peut alors regretter que, pour cette 3e reprise, préparée en l’absence du metteur en scène allemand, la direction d’acteur n’ait pas été répétée en ce sens : le plus souvent statiques, les chanteurs ne révèlent jamais par leurs gestes ou leurs postures les profondes fêlures de leurs âmes, alors même qu’à en croire les notes du programme, il s’agissait bien là de la volonté de Willy Decker.
Livrés à eux-mêmes, les chanteurs n’ont pas les moyens d’explorer en profondeur les ressorts dramatiques qui animent leurs personnages, ni même de démontrer leurs talents d’acteur. Notable exception, Matti Salminen, qui n’en est plus à son premier Daland (il a abordé le rôle, sauf erreur, lors de l’édition 1978 du Festival de Bayreuth !), a suffisamment de métier pour composer un personnage truculent et charismatique, même dans des conditions de préparation difficiles. Mieux encore, la voix, quelque peu creusée par l’âge, sonne ce soir avec une plénitude et une rondeur qui forcent l’admiration. L’autre glorieux vétéran de cette reprise, James Morris convainc hélas moins en Hollandais : Wagner reste sans doute, aujourd’hui encore, le compositeur qui lui sied le mieux, mais on ne retrouve que par bribes la noirceur et la puissance qui ont fait du baryton-basse américain le Wotan que l’on sait et on est bien éloigné, tout d’un coup, du Hollandais qu’il avait offert au disque, avec James Levine, en 1994 (Sony Classical). Le passage piano, au milieu de « Die Frist ist um », nous montre d’entrée de jeu un instrument émacié, pour lequel chaque nuance semble constituer un obstacle presque infranchissable. Plus à l’aise quand il s’agit de chanter en force, Morris se montre par la suite sous un meilleur jour, sans dissiper pour autant notre gêne devant cette performance pour le moins inégale.
On se tourne alors, plein d’espoir, vers les éléments plus jeunes de la distribution : en Erik, Klaus Florian Vogt montre (on s’y attendait) un timbre assez somptueux, une impressionnante projection, une voix saine enfin, et artistement travaillée. Reste que l’on ne peut s’empêcher de trouver ce chasseur éconduit quelque peu suave là où l’on attendrait des accès de violence dénués de toute langueur. Ne pas vouloir s’aligner sur tous les histrions qui ont pris Erik en prétexte pour jouer les grandes brutes est une option honorable, mais pour autant, ce personnage qui, selon les indications mêmes de Richard Wagner, est « impulsif, violent, sombre, comme le sont les solitaires, particulièrement sur les hautes terres nordiques », est-il bien l’amoureux transi que nous voyons là ?
En Senta, Adrianne Pieczonka s’impose avec plus d’évidence : là encore, on retrouve avec plaisir une voix ductile, très homogène sur l’ensemble de la tessiture, assez aguerrie techniquement pour surmonter les nombreux obstacles que Wagner dresse sur sa route (fait assez rare pour être signalé : toutes les attaques aigues de la fameuse « Ballade » claironnent avec une justesse et une aisance jamais prises en défaut), mais on voit aussi un personnage moins décalé, plus en phase avec la lignée des grandes interprètes du rôle, au sein de laquelle Pieczonka s’inscrit glorieusement. Fatal corollaire : elle n’est pas la plus individualisée des Senta, mais l’expérience, et la fréquentation de mises en scène plus approfondies, ne manqueront pas de lui faire combler cette infime réserve. Pour l’heure, saluons une prise de rôle crânement assumée, ovationnée comme rarement.
Bien complétée par le Pilote de Bernard Richter et la digne Mary (en mal de graves cependant) de Marie-Ange Todorovitch, la distribution est restée notre principale source de satisfaction, en ce soir de première. L’orchestre, sans démériter, ne montre pas l’aisance qu’on s’était habitué à lui trouver dans Wagner. Les cuivres, notamment, accusent plusieurs fois durant des soucis de justesse et de mise en place. Dans ce contexte, Peter Schneider peine à trouver ses marques, livrant une ouverture en mal de cohésion et d’unité, mais la suite de la soirée le verra s’améliorer progressivement, jusqu’à une scène finale tendue comme un arc, d’une violence à couper le souffle.Les choeurs de l’Opéra, abondamment sollicités dans cette oeuvre, offrent quant à eux une prestation indéniablement convaincante. Les hommes, notamment, montrent au final du I comme au début du III une homogénéité et une vigueur jamais prises en défaut. Au bout du compte, Wagner sort vainqueur, et là est le principal.
Clément Taillia
> A lire aussi le numéro de l’Avant-scène Opéra consacré au Vaisseau fantôme