Alors que la Monnaie devait accueillir son premier Prince Eletski en avril, le baryton Stéphane Degout a accepté d’évoquer avec nous la période de crise traversée par l’art lyrique, mais aussi son dernier album et sa vision du chant et de la mise en scène d’opéra.
A quels projets avez-vous été contraint de renoncer en raison de l’épidémie du Covid-19 ?
Principalement à la production de La Dame de pique qu’on avait commencé à répéter à Bruxelles, mais qui a été repoussée à la saison 2022 a priori. Les récitals que je devais donner en mars aussi ont été annulés. Celui de Genève est repoussé au mois de juin, celui de la Monnaie à une date qu’on ne connaît pas encore, et pareil pour Wigmore. Les récitals sont toujours plus faciles à remplacer, ils ne concernent que deux artistes ; il faut juste trouver un moment et une salle libre.
Comment vivez-vous cette période de crise ? Naturellement des questions économiques se posent mais comment vivez-vous, psychologiquement, ce temps où vous ne pouvez pas exercer votre métier ?
Pour l’instant à vrai dire je réalise comme tout le monde la situation parce que je la prends comme tout le monde de plein fouet. Même si je fais partie des quelques artistes qui peuvent supporter le choc financièrement, je me rends compte que toute la profession, pas seulement les chanteurs mais tous ceux qui travaillent dans les théâtres, sont extrêmement fragilisés parce que tout d’un coup tout le système s’arrête. On n’a aucune échappatoire, aucun moyen de s’accrocher à quelque chose d’autre puisque tout est annulé pendant des mois. Personne ne sait combien de temps ça va durer, et ce qui m’inquiète, c’est l’onde de choc qui va se faire sentir pendant plusieurs saisons dans la majorité des théâtres. Ça veut dire moins de travail pour la plupart d’entre nous, et surtout pour les plus fragiles, ce qui est le plus alarmant. «
A long terme, sera-t-il nécessaire selon vous de repenser le fonctionnement de la vie musicale en France ?
Je ne sais pas si on devra, mais on ne peut pas s’empêcher d’avoir ce genre de réflexion. Il y a déjà plusieurs personnalités du monde musical qui se sont exprimées là-dessus, je pense à Peter de Caluwe ou à d’autres directeurs de théâtre en France, à d’autres acteurs de la vie musicale qui ne sont pas des artistes. Je pense qu’on ne pourra pas y couper de toute façon. A mon avis cette onde de choc dont je parle viendra aussi de nos tutelles qui nous diront : « Avec ce qu’on a vécu, maintenant on va vivre à crédit sur plusieurs saisons, il faudra faire avec », et donc on n’aura pas le choix. Oui, ça voudrait dire moins de travail pour beaucoup d’entre-nous ; ça voudrait dire travailler dans d’autres conditions, même s’il me semble que les conditions actuelles sont en général bonnes et bien organisées. Je n’ai aucune idée de comment ça va se passer, mais je crois que c’est une réflexion qui est nécessaire et qui est saine. Il y a eu plusieurs lettres ouvertes qui ont circulé sur les réseaux sociaux ; je trouve que celle de Ludovic Tézier est la plus complète : il met le doigt là où ça fait mal, et à mon avis de manière très intelligente. Je le suis parfaitement dans son analyse et dans ce qu’il dit de la situation.
Virginie Dejos, chef de chant à l’opéra de Stuttgart, évoquait il y a quelques jours sur notre site la nécessité de « normaliser » la vie des musiciens, ce que permet par exemple le système de troupes en leur donnant un point d’attache…
On y tend tous, on en a tous envie parce qu’au bout d’un moment c’est une vie, je ne dirais pas qui nous fatigue, mais qui peut peser ne serait-ce que sur des vies familiales ou de couple. Et puis, des troupes en France, il y en a eu pendant longtemps ! Lorsque j’ai fini mes études au conservatoire de Lyon en 98, j’ai intégré la troupe de l’opéra de Lyon, qui existait encore. D’abord ce système est extrêmement formateur pour les chanteurs, et c’est ce qui m’a permis de poser des bases très importantes de répertoire. On apprend plus facilement parce qu’on est très entouré, qu’on est chez soi. Et effectivement on n’a pas à se soucier de l’organisation, d’où on va vivre pendant deux mois dans une ville qu’on ne connaît pas etc. On est quand même tous amenés à voyager beaucoup. Moi j’ai calculé, depuis vingt ans que je fais ce métier j’ai passé en moyenne trois mois par an chez moi. Et ça commence à me peser, oui ! Je ne sais pas si on doit revenir à ce système-là, parce que le système allemand a aussi ses excès et ses difficultés : des chanteurs qui font cinq, six représentations par semaine avec trois ou quatre rôles différents parfois, ça peut aussi être usant et avoir des conséquences sur la santé vocale. Il faudrait trouver un système qui équilibre parfaitement les deux.
Si les spectacles sont malheureusement annulés, on peut vous entendre dans votre nouvel album paru chez Harmonia Mundi : « Epic : Lieder & Balladen ». Comment est né ce programme, très dense, qui contient des pièces extrêmement sombres et dramatiques ?
Ce sont des Lieder que j’ai chantés il y a quelques années déjà, avec Simon Lepper justement. En fait il y a certaines ballades que je chante même depuis longtemps : le « Belsatzar » de Schumann, le « Zwerg »… On a décidé d’en faire un groupe assez costaud qui durait quand même quarante minutes, en première partie d’un récital qu’on a donné en 2014 ; c’était la première fois qu’on travaillait ensemble d’ailleurs. Et puis on s’était dit à cette époque que ce serait bien qu’on l’enregistre un jour ou l’autre, et l’idée a plu à Harmonia Mundi avec qui je travaille maintenant. On a ajouté quelques ballades que je n’avais pas chantées avant en récital, « Le roi de Thulé » par exemple, pour le compléter un peu, et puis les Trois sonnets de Pétrarque de Liszt : là on est dans un autre domaine, plutôt dans le bel canto. C’est comme une deuxième partie de récital.
D’où vous vient votre affinité avec le texte, que l’on sent chez vous aussi bien dans l’opéra que dans la mélodie ou le Lied ?
Aussi loin que je m’en souvienne, quand j’étais à l’école en primaire, une fois par semaine on avait une poésie à apprendre, et moi c’était un exercice que j’adorais faire. D’abord je l’apprenais très vite, et ensuite j’adorais la réciter en classe, et pour mes parents, ou à n’importe quelle occasion. Je ne sais pas si c’est le goût de la poésie qui a commencé à naître à ce moment-là, mais en tout cas je ne l’ai jamais vraiment perdu. Ensuite, adolescent, j’ai fait du théâtre : on avait toujours un travail sur le texte, sur sa prononciation, sur comment être le plus clair possible pour se faire comprendre à distance quand on est acteur etc. Et puis quand je suis entré au conservatoire en 95, ma rencontre avec Ruben Lifschitz a été primordiale parce qu’il m’a enseigné la musique à travers le texte. J’ai compris que la musique et le texte n’étaient pas deux choses différentes mais fondamentalement la même chose, et que c’était tout à fait sain pour l’esprit et pour la voix d’aller dans le sens du texte plus que dans le sens du chant. C’est quelque chose aussi qui me correspondait vocalement : je dis souvent ça comme une espèce de boutade, mais quand je suis entré au conservatoire, on m’a dit que je n’avais pas la voix ni les épaules pour faire une carrière à l’opéra, mais que je pouvais toujours apprendre quelques mélodies françaises pour passer le temps. De se faire entendre dire ça c’est comme une gifle. Mais en fait ce travail que j’ai fait avec Ruben, pendant mes années au conservatoire et jusqu’à son décès il y a quatre ans, a été fondamental pour moi. Maintenant que je commence aussi un peu à enseigner, je me rends compte que c’est quelque chose qui manque chez beaucoup de jeunes chanteurs. On est davantage dans le son et dans la voix que dans le texte et ce qu’il veut dire, ou dans la musique du texte. Le poète a travaillé sur des sonorités aussi, et c’est très important de respecter ce travail et d’essayer d’aller dans le même sens, quelle que soit la langue.
Justement qu’implique, vocalement, de passer d’une langue à l’autre ? On parlait de l’allemand et de l’italien dans votre album, mais vous chantez également en russe : adapte-t-on sa voix aux différentes langues ?
Je ne dirais pas ça, au contraire. Je me suis rendu compte avec le russe que ça correspond à la voix que j’ai maintenant. Il y a une sorte de maturité dans ma voix, et je crois que ma maturité vocale correspond à cette langue maintenant. Je me dis que c’est le bon moment de l’aborder. Je ne sais pas comment vous expliquer ça, mais c’est un peu comme du vin, ou des choses qui ont besoin de temps pour s’exprimer complètement. La voix en fait partie je pense. Il y a vingt ans je n’aimais pas le Châteauneuf-du-pape, maintenant je trouve ça délicieux… (rires) Le goût s’adapte aussi, l’oreille, tout. Mais le russe c’est quand même très particulier, c’est une langue très éloignée de la nôtre par sa grammaire mais dans le fond les sonorités sont très européennes. On n’est pas perdu totalement.
Trouvez-vous l’exercice du récital périlleux comparé à une représentation à l’opéra, où le chanteur est protégé d’une certaine manière par un rôle, un costume, une mise en scène ?
Je ne sais pas si c’est plus dangereux ; c’est un exercice auquel je suis habitué, je fais ça depuis longtemps et je m’y sens bien. Je n’ai pas peur du récital. Au contraire je me dis que c’est un moment un peu privilégié où on est seulement deux artistes et où on peut, et on doit se concentrer sur la matière qu’on a, c’est-à-dire un texte et une musique. Souvent, à l’opéra, le texte (en tout cas le texte comme matériau, pas seulement par ce qu’il raconte) et la musique passent parfois un peu au second plan. On a une musicale tous ensemble au début des répétitions, on fixe un peu les choses et puis après on a plusieurs semaines de répétitions de scène et là, on oublie les choses fondamentales. Et puis effectivement à l’opéra on est aidés parce qu’on est plusieurs, on a des partenaires sur scène, on a des costumes, il y a un décor… On peut s’autoriser à un moment d’être un peu en retrait de tout ça. En récital jamais, on n’a pas le droit.
Puisque l’on parle de mise en scène, de plus en plus de spectateurs affirment préférer les versions de concert aux productions contemporaines, sous prétexte que la vue viendrait perturber l’oreille et que certaines mises en scène dénatureraient l’œuvre. Que pensez-vous de ces versions de concert ?
Moi je crois qu’elles sont intéressantes, mais je ne dirais pas qu’elles sont plus intéressantes ni que l’opéra serait amoindri par une mise en scène. Evidemment il y a des spectacles qui sont ratés, j’en ai fait quelques-uns, et malheureusement c’est souvent, et c’est un peu gonflé de le dire, la faute du metteur en scène. Mais la plupart du temps les metteurs en scène arrivent à nous guider dans des choses qu’on ne soupçonne pas vraiment, parce qu’elles ne sont pas nécessairement dans la musique ou dans le texte, parce qu’elles sont d’ordre psychologique, de relations entre les personnages, de rythme à donner – je veux dire un rythme physique, par exemple une façon d’être sur scène, un geste à faire ou à ne pas faire. Je me souviendrai toujours de ce que Chéreau disait des chanteurs d’opéra : il disait qu’ils étaient de bons acteurs, mais des acteurs amateurs. En ce sens où ne va pas au fond des choses parce qu’on est très aidés par la musique, mais on est aussi très limités par elle. On s’arrête à des choses purement techniques, vocales etc. Et quand on a un metteur en scène comme Chéreau, ou comme James Gray récemment pour Les Noces de Figaro au TCE, quand on a affaire à des gens comme ça qui eux ne se soucient pas de la musique mais nous laissent ça en nous disant « c’est votre affaire pas la mienne », qui vont au fond des choses, on peut arriver à des spectacles très riches et vraiment très réussis. Je crois qu’on a besoin d’un metteur en scène, et d’un chef, et de partenaires solides. C’est une alchimie en fait.
Et si cette alchimie existe, peu importe si la mise en scène est classique dans son esthétique, ou très contemporaine ?
Ça dépend des œuvres. Certaines œuvres supportent absolument tout. J’ai fait plusieurs Pelléas, du plus naturaliste au plus abstrait, et tout fonctionnait parce que cela faisait sortir de Pelléas quelque chose de spécial. Par contre j’ai toujours préféré Les Noces dans une version naturaliste, historique, ou en tout cas où l’on fait exactement ce qui est écrit ; parce que dès l’instant où l’on s’en éloigne pour faire dire quelque chose d’autre au texte, on se heurte nécessairement dans la scène d’après, ou même tout de suite, à un mur d’incompréhension et de non-sens.
La mise en scène de James Gray a dû vous rendre particulièrement heureux…
Lui ne voulait surtout pas abîmer l’œuvre, donc il l’a délibérément placée au XVIIIème siècle, au moment de l’histoire qu’on raconte, esthétiquement. Mais toutes ses indications, tous les parallèles qu’il faisait avec d’autres personnages qui existent étaient des personnages contemporains. Pour lui, le Comte, c’est Weinstein. Evidemment il se sert de son monde à lui qui est celui du cinéma pour nous donner des indications, et cela fait sens car le propos des Noces de Figaro est valable à n’importe quelle époque, dans n’importe quel contexte. Effectivement, moi je buvais du petit lait quand même avec lui… Parce que je connais très bien l’œuvre, je l’ai chantée beaucoup, mais quand on fait une nouvelle production et qu’on tombe sur quelqu’un qui nous fait découvrir des choses nouvelles, qui apporte un éclairage nouveau juste en décalant un peu le point de vue, c’est toujours assez jouissif. En tout cas j’ai beaucoup aimé faire ce spectacle.
Que serait pour vous « abîmer l’œuvre », comme vous l’évoquiez dans votre précédente réponse ?
Ça abîme quand on ne comprend pas l’histoire, quand l’attention du public est déviée vers quelque chose qui n’est pas dans la musique ou dans le texte. Je ne sais pas si on abîme l’œuvre, mais en tout cas on abîme sa compréhension et l’effet qu’elle doit avoir sur le public.
Quels sont vos projets, une fois l’épidémie terminée ?
L’incongruité de la situation c’est que j’avais trois mois de vacances, juin-juillet-août, que je me gardais précieusement et égoïstement, mais là j’ai trois mois de vacances de plus ! (rires) Si tout va bien, je reprends le travail en septembre avec la tournée de Lessons in love and violence qu’on a fait il y a deux ans maintenant et qui continue de tourner. Je serai au Comique en novembre avec Hippolyte et Aricie et Raphaël Pichon. C’est un peu ma famille baroque, Raphaël Pichon et l’ensemble Pygmalion, maintenant ! En janvier de l’année prochaine je ferai mon premier Onéguine à Toulouse, et puis encore Lessons, et beaucoup de concerts et récitals. Je vais chanter Ford aussi dans Falstaff, ce sera une prise de rôle importante. C’est une très bonne saison, je suis content.
Entretien réalisé le 24 mars 2020