Il y aurait tant à dire sur Licht, le cycle de sept opéras écrit par Karlheinz Stockhausen entre 1977 et 2003, et qui a quelque chose d’une tétralogie wagnérienne à la sauce XXe siècle. Sauf que ce ne sont pas les légendes nordiques qui inspirent la trame du récit mais le Livre d’Urantia (1955), un ouvrage spirituel dans lequel les récits bibliques ont été récrits à l’aune de découvertes sur le cosmos. Sonntag aus Licht (« Dimanche de lumière »), dernier opéra du cycle composé entre 1998 et 2003, était présenté en deux soirées à la Philharmonie de Paris par l’ensemble Le Balcon.
Écouter la musique de Stockhausen aujourd’hui est pour nous une expérience assez curieuse. Elle nous plonge dans une époque à la fois totalement dépassée et paradoxalement prospective, dans son esthétique, son formalisme, sa démesure. Sonntag aus Licht revêt une dimension particulièrement liturgique, où la mise en espace et le mouvement processionnel des interprètes, le caractère litanique du livret sous la forme d’un catalogue de phrases sobres et de mots simples, quelques fois poétiques, nous donnent l’impression d’assister à un rituel sectaire. L’expérience est aussi cosmique : les voix et les instruments spatialisés et amplifiés aux quatre coins de la salle, nappés d’un soupçon d’électronique, enveloppent le spectateur et le projettent quasi littéralement dans un autre espace-temps. Tout, absolument tout est rigoureusement écrit par le compositeur, jusqu’à la mise en espace de l’œuvre ; et pourtant, il y a cette impression étrange que des interstices de liberté se sont glissés à l’intérieur de la structure rythmique de la partition. D’un point de vue formel, c’est comme si Stockhausen nous disait que quelque chose d’autre pouvait se jouer au-delà ou à l’intérieur de la métrique. Mais il y a plus. Une dimension politique pourrait-on dire, en ceci que la hiérarchie conventionnelle entre les interprètes se trouve parfois ébranlée. Par exemple, le musicien instrumentiste devient soliste au même titre que le musicien chanteur et, situés sur un même pied d’égalité, ils vont jusqu’à entrer en dialogue ou se substituer l’un à l’autre, interprétant ainsi le même personnage. Dans la monumentalité de cette œuvre complexe, il est fascinant d’observer la manière dont opère la force du groupe, puisée dans la confiance et une sorte d’intuition collectives, indépendamment du rôle de coordination dévolue au chef d’orchestre. Mais en fin de compte, Sonntag aus Licht est surtout une expérience, avec tout ce que ce terme met de distance avec la dimension purement sensible, émotionnelle. C’est une musique qui s’adresse plus à l’esprit qu’au corps, comme en témoigne d’ailleurs la vision de l’amour qu’elle véhicule, dépourvue de chair, de toucher, de sensualité.
Maxime Pascal, en maître de cérémonie et des horloges, dirige avec une implacable précision. Toute l’équipe du Balcon et de la Philharmonie avec lui a fait montre d’un professionnalisme à tout rompre dans le montage d’un projet de cette envergure. Et toutes les formations de musiciens et de chanteurs – Le Balcon, l’Orchestre de chambre de Paris, le Chœur Stella Maris, la Maîtrise de Paris ainsi que les élèves du Conservatoire national Supérieur de Musique de Paris – doivent être salués pour leur engagement, la qualité et la rigueur de leur travail dans cette véritable et impressionnante performance. Même louange du côté des solistes, en particulier Michiko Takahashi, soprano au timbre gourmand et dont la voix tutoie les sommets du registre aigu avec une incroyable aisance, à l’instar de Jenny Daviet, déjà très remarquée et remarquable dans Freitag aus Licht l’année passée, et à laquelle le charisme et la grâce donnent l’allure d’une actrice de cinéma. Beaucoup d’élégance aussi chez Hubert Mayer, un ténor à la voix techniquement très solide et parfaitement saine.
Il faut une grande confiance mais aussi un certain culot pour monter une œuvre telle que Licht, laquelle engage nombre de parties prenantes sur plusieurs années. Mais pour qui et pourquoi ? Qui s’intéresse (encore) à Stockhausen et qu’est-ce que Sonntag aus Licht apporte au monde ? Si l’exploit artistique peut nous laisser admiratifs, il n’en reste pas moins qu’une telle débauche de moyens peut nous laisser perplexes face au type de public auquel le spectacle est, par défaut, adressé. C’est-à-dire l’élite de l’élite. La niche de la niche. Des nostalgiques ou des amateurs de musique conceptuelle, une certaine bourgeoisie cultivée qui cherche à sortir de sa zone de confort, par curiosité – c’est notre cas – par goût peut-être, mais aussi par posture, parce que cela fait chic dans une époque qui a soif d’expériences plus que de profondeur. Il y a là comme un hiatus avec la manière dont il faudrait penser et produire des spectacles aujourd’hui, afin qu’ils demeurent porteurs de sens là où notre monde en est de moins en moins pourvu. Sonntag aus Licht ne serait-il pas une messe pour un autre temps ?