Compositeur aujourd’hui plutôt confidentiel, Alessandro Stradella mena pourtant une vie dont l’invraisemblance forge des légendes. De Bologne à Gênes, en passant par Venise, Turin et bien sûr Rome, il multiplia les conquêtes amoureuses et les rivalités que celles-ci ne manquèrent pas d’engendrer. De cavales en intrigues, il mourut assassiné à Gênes en 1682, laissant une œuvre résolument novatrice. Tous les genres musicaux du 17e siècle y passèrent : opéra, concertos, motets, madrigaux, cantates, airs, oratorios. Des six oratorios qui nous sont parvenus, San Giovanni Battista est certainement le plus connu. Composé à Rome, ce saint Jean-Baptiste tient assurément plus du théâtre que de l’église. Et pour cause : à Rome, le pouvoir papal voyait alors l’opéra d’un œil méfiant – pour ne pas écrire franchement hostile –, censurant largement le genre. On sait pourtant que les livrets inspirés de thèmes bibliques sont nombreux à l’opéra, si bien que la frontière entre ce genre et l’oratorio peut parfois ne tenir qu’à un mot.
S’il n’appelle a priori pas de mise en scène, le saint Jean-Baptiste de Stradella plonge l’auditeur au cœur d’un drame vécu directement : les personnages s’expriment en première personne, sans même qu’un narrateur ne serve de médiation entre le public et les protagonistes.
L’intrigue est connue – peut-être particulièrement des amateurs d’opéra (la Salomé de Richard Strauss repose sur le même épisode) : saint Jean-Baptiste est à la cour du roi Hérode pour blâmer l’union de ce dernier à Hérodiade, la femme de son frère. Salomé, la fille d’Hérodiade (d’ailleurs désignée dans le livret utilisé par Stradella comme « Hérodiade la fille »), subit les avances de son oncle/beau-père. Elle y résiste à peine, minaude un peu, et cherche finalement une manière de s’assurer une emprise sur le roi, mais aussi sur le royaume. En tel cas, rien ne vaut le conseil avisé d’une mère attentive : « Ma fille, si tu souhaites obtenir un grand trésor de l’affection royale, demande simplement la tête de l’hautain Baptiste, un don plus grand que quelque empire que ce soit ; car si la langue tombe sur le sol, tranchée nette, Hérode restera le trophée de nos armes, et qui triomphe d’un roi, jouit d’un royaume ». Facile à convaincre, la fille entonne quelques vocalises qui suffiront à faire trancher la tête du saint, toutes affaires cessantes.
Sur le plan orchestral, Stradella consolide le dispositif du concerto grosso, soit une forme où deux ensembles se répondent : le concertino composé d’instruments solistes et le ripieno, composé du reste de l’orchestre. Cette écriture permet des jeux d’échos et des effets de volume qui confèrent à la partition une dynamique singulière, participant résolument à la théâtralité de l’œuvre.
Ces possibilités expressives sont pleinement exploitées par Andrea De Carlo et l’Ensemble Mare Nostrum. Après quatre jours d’enregistrement (un CD est annoncé début 2025), la pièce a manifestement atteint sa maturité. Les articulations sont ciselées, les basses et continuos (clavecin, orgue positif, théorbe, violoncelle baroque…) insufflent une dynamique qui confine parfois à l’emportement (toujours maîtrisé) et à la jubilation. Sur le plan spatial, les deux parties de l’orchestre ne sont pas distinctes. Il en résulte une belle homogénéité sonore que l’acoustique suffisamment sèche de l’église Santa Maria Nuova de Viterbe sert avantageusement : les choix de tempi et la vivacité extrême de certains passages ne se seraient pas accommodés d’une réverbération trop importante. Ici c’est net, tranchant même – pouvait-il en être autrement ?
Dorota Szczepańska est une « Hérodiade la mère » chatoyante. Dès sa première intervention, on la sent séductrice et manipulatrice ce qui, vocalement, se traduit par une sensualité certaine que certains ports de voix d’abord étonnants (ils donnent une direction presque dansante à certaines phrases) mais, en fait, très à propos, expriment. La voix est riche et colorée. Lorsque le propos est plus directif (s’adressant à Hérode : « Oui, seconde les vœux de ton Hérodiade, de tous ceux qui te sont dévoués »), le ton change du tout au tout et cette sensualité vocale disparaît au profit d’une projection nette et toujours efficace.
« Hérodiade la fille » tient assurément le rôle le plus exigeant, vocalement mais aussi dramatiquement, de la partition. Silvia Frigato parvient à rendre compte de l’évolution rapide mais extraordinairement intense de la psychologie du personnage. Abordé dans un premier temps avec une certaine retenue vocale – timbre sobre, projeté sans excès ni fioritures, avec une grande attention au phrasé –, le rôle évolue rapidement vers des sommets d’expressivité. Alors qu’elle demande à Hérode la tête du Baptiste, les aigus un peu coincés du début de la partition s’élargissent, les vocalises sont menées intelligemment et les chromatismes justement soulignés pour, peu à peu, atteindre le climax de la partition.
À l’incandescence de cette Salomé répond la gravité de saint Jean-Baptiste. En 1675, à la création de l’œuvre, le rôle était tenu par le castrat Giovanni Francesco Grossi, dit Siface. L’écriture aurait dès lors pu faire droit aux démonstrations de virtuosité que l’on retrouve pour ce type de voix dans les opéras de Cavalli ou, plus tard, Scarlatti et Vivaldi. Rien de tout cela chez Stradella. Jean-Baptiste incarne l’autorité calme et vertueuse. Danilo Pastore, contre-ténor, parvient à trouver un équilibre entre ce que son timbre lui permet et la posture que demande le livret. Claire et bien projetée, la voix n’est pas toujours timbrée et un excès d’air la voile parfois encore un peu plus. Il n’empêche que les vocalises sont intelligemment menées et que l’interprétation est idéale. Après l’envolée diabolique d’Hérodiade la fille, la sérénité qu’il dégage ne peut qu’être lacrymale.
La basse de Masashi Tomosugi (Hérode) est large et profonde, même si le chanteur ne parvient pas toujours à insuffler au son les harmoniques aigues qui lui confèrent son éclat (et, parfois aussi, sa justesse). Théâtralement l’investissement est total, confinant parfois à la carricature avec un étrange marcato dans certaines vocalises (singulièrement dans le « Tonerà tra mille turbini… »).
Dans le rôle du conseiller, Roberto Manuel Zangari est exemplaire. Le phrasé est impeccable, de même que la projection. La voix est claire et lumineuse. Dans le « Anco in cielo il biondo auriga… », les attaques dans l’aigu – redoutables à bien des égards – sont parfaites.
Cette distribution de solistes forme aussi des ensembles remarquables d’homogénéité, tant sonore qu’interprétative, lors des quelques interventions du « chœur ». Quand le conseiller, la mère et la fille forment un trio pour s’adresser à Hérode (« Que les liens d’une si douce servitude ne se dénouent jamais, que son âme ne se tourne jamais ailleurs, ni que mon roi ne m’aime plus »), on ne sait plus si c’est le roi qui cherche à séduire ou l’inverse. On ne sait plus qui est la mère, ni qui est la fille (les lignes de chant des deux sopranos ne sont-elles pas largement interchangeables ?). On ne sait plus où sont les frontières, ni si on est à l’église ou à l’opéra.