Ariane à Naxos est de ces œuvres qui, pour magistrales qu’elles soient, nécessitent un équilibre très fragile pour être entièrement convaincantes. Très exigeante vocalement, elle demande aussi aux chanteurs un second degré et un esprit de troupe peu fréquents dans ce répertoire. Alternant entre électricité et émotion nue, trivialité et sublime, il faut pour la défendre un rythme théâtral à toute épreuve, de la part de l’orchestre, de la mise en scène et des solistes sur le plateau, sans quoi elle peut donner l’impression de faire du sur place. Autant le dire, à l’entracte suivant le prologue, on a cru que le compte n’y serait pas ce soir, malgré quelques qualités indéniables. Tout en appréciant l’ambition et les idées de mise en scène, on peine à y trouver l’énergie collective nécessaire, et musicalement on a un peu l’impression d’un tour de chauffe. Très rapidement après le lever de rideau de l’acte d’Ariane, on comprend cependant que le niveau sera tout autre pour la suite. S’il y a beaucoup de raisons à cela, que nous allons détailler, c’est surtout à Sally Matthews que l’on doit ce revirement. La soprano britannique fait ici une prise de rôle exceptionnelle. Intense, maîtrisée et originale, sa princesse fait mieux qu’être sans reproches, elle est profondément émouvante. Revenons néanmoins sur le détail du spectacle.
Un prologue ambitieux mais frustrant
Au Bourgeois Gentilhomme de Molière qui ouvrait le spectacle dans la première version de l’œuvre de 1912 (et qui est cité au début de ce spectacle), Strauss et Hoffmansthal ont substitué en 1916 le prologue que l’on connaît aujourd’hui, l’un des exemples les plus marquants de mise en abyme du répertoire. Dans une riche réception viennoise, un jeune Compositeur un peu idéaliste attend de voir créé l’opéra seria qu’il a écrit pour clôturer la soirée. Las, il apprend un à un les sévices que subira son œuvre, par le biais d’un majordome peu enclin à la discussion. Par caprice du maître des lieux, « Ariane » sera ainsi amputé et parasité par la troupe de commedia dell’arte qui devait se produire en suivant, afin de ne pas retarder le feu d’artifice. Le mépris de la bourgeoisie pour les artistes, le rapport au public, l’enfer que peut être la création artistique, voilà autant de sujets qui sont à même de parler à n’importe qui ayant déjà travaillé sur une production. De fait, le duo de metteurs en scènes Jean-Philippe Clarac & Olivier Delœuil > Le Lab se montre très inspiré, et place l’action du prologue dans un univers hyper réaliste, divisé en trois environnements.
Le premier, matérialisé sur scène, est celui des coulisses de la salle de représentation, lieu de croisement où se concentrent tous les conflits et les angoisses. Le deuxième, retransmis par un grand écran, est celui des loges ou des espaces de vie des artistes, dans lequel on assiste à leur mélancolie ou leur stress qu’ils n’assument qu’une fois face à eux mêmes. Enfin, le dernier, lui aussi sur écran, est celui du banquet, dans un espace si vide qu’il en paraît surréaliste, tout juste occupé par quelques domestiques et le majordome. Ce dernier ne communique ainsi avec les artistes que par écran interposé, comme un méchant de film d’horreur, dont il a par ailleurs les manières doucereuses, renforcées par les gros plans sur ses lèvres de la réalisation de Pascal Boudet. La vidéo donne à voir une salle de réception totalement statique, loin de l’urgence décrite par le majordome. Ce contraste entre la paisible oisiveté de la demeure et l’angoisse absolue des coulisses ne fait que renforcer la déconnexion entre les deux mondes, et le mépris du premier envers le second.
Par son dispositif, cette première partie fourmille d’informations, en plongeant le spectateur dans le cauchemar des préparatifs jusqu’à la saturation, l’œil comme l’intellect ne pouvant pas toujours apprécier tout ce qui s’offre à lui. Tout ne fonctionne cependant pas aussi bien. Dans cette optique très réaliste, les inégalités dans la direction d’acteurs se font rudement sentir. Autant tous les personnages rattachés à Ariane sont crédibles, voire très nuancés pour la Prima Donna et le Ténor, autant les rôles légers sont eux montrés dans une caricature facile, à l’exception du Maître de Danse. Plutôt que de montrer le choc entre les deux milieux, cela ne fait qu’alourdir l’action : sweat à capuche, survêtement de supporter de foot, boîte à pizza… Le trait est un peu gros et confine même au mépris de classe. Le collectif peine à exister sur scène, malgré des individualités saillantes. L’hyperactivité montrée par les choix de mise en scène ne se retrouve en effet pas complètement dans l’interprétation, notamment du fait des masques et de Zerbinette, assez sages.
C’est aussi le problème majeur de ce prologue, qui musicalement manque un peu de coups d’éclats et donne l’impression d’un tour de chauffe. La direction de Ben Glassberg n’en est pas forcément responsable, on la sent pleine d’intentions théâtrales et énergique. L’orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie présente cependant quelques problèmes d’intonation et d’homogénéité, en plus de légers décalages ponctuels.
Le Majordome de Fabien Leriche est antipathique à souhait, très classe et parfaitement hautain, même si son allemand ne sonne pas très natif. Excellent Maître de Danse de Grégoire Mour : la voix est flexible et séduisante, et le personnage scénique, nonchalant, très convaincant. William Dazeley est tout aussi bien distribué en Maître de Musique dépassé par les événements. La Prima Donna et le Ténor ont peu à chanter si ce n’est quelques vociférations, mais Sally Matthews et John Findon y sont excellents, sur scène comme sur écran où leur jeu se fait très convaincant, alors que les vidéos en gros plan peuvent être parfois préjudiciables aux chanteurs lyriques. Elle parvient ainsi à être touchante malgré sa rigidité publique, tandis que lui est remarquable de drôlerie. La Zerbinette de Caroline Wettergreen est assez transparente dans cet acte, privant la scène d’une bonne partie de l’énergie comique qu’elle devrait amener. Enfin, Paula Murrihy commence un peu à froid, avec une voix qui manque de rayonnement et d’impact malgré l’intensité de son engagement et de son allemand. Cela s’améliore nettement par la suite, jusqu’à un « Seien wir wieder gut » très réussi vocalement et investi, qui rend d’autant plus frustrant cette fin de prologue qu’on avait l’impression que la sauce prenait enfin sur scène.
Si on ressent une légère déception à l’entracte, c’est surtout qu’on sent que tout aurait pu être excellent, et qu’il manque avant tout une énergie d’ensemble, une connexion pour emporter l’adhésion. Les éléments pris séparément fonctionnent, mais le cauchemar artistique que cherche à représenter la mise en scène n’est que théorique s’il lui manque une incarnation plus vive. Heureusement, la suite nous prouvera qu’il s’agissait seulement d’un faux départ.
Splendeurs de Naxos
Dès les premières notes du prélude de l’acte d’Ariane, l’orchestre prend une toute autre dimension, et dépasse même les attentes : intense, lyrique et opulent, son engagement dans cet acte emporte tout le plateau avec lui. Glassberg s’y montre excellent, dans une version passionnée et animée. S’il réussit très bien à calmer le discours lors des airs d’Ariane ou du duo final, on regrette cependant que les ensembles des Nymphes laissent aussi peu de place à la magie, entraînés dans un grand geste qui pour nous ne rend pas service à leur délicatesse.
Le trio d’interprètes n’est en tout cas pas à mettre en cause, car son excellence en fait des personnages essentiels (et de fait, même si elles ont peu à faire sur scène, la partition leur accorde une place de première importance). Que ce soit la Naïade de Yerang Park, l’Echo de Clara Guillon, ou la Dryade d’Aliénor Feix, les trois artistes sont irréprochables de souplesse vocale, de couleurs et de présence. Dans le même registre que le commentaire précédent, pour des raisons de goût, on s’attriste cependant du choix scénique et musical de ne faire d’Echo qu’une nymphe parmi les autres, sa particularité musicale n’étant pas particulièrement mise en avant. Les quatre masques (Grégoire Mour, Robert Lewis, Leon Košavić, David Shipley) sont eux aussi très convaincants, et fonctionnent mieux en tant qu’ensemble que dans la première partie, même s’ils ne sont visiblement pas le centre d’intérêt des metteurs en scène, qui en donnent une représentation assez conventionnelle. Arlequin, le seul des quatre à bénéficier d’un air, est porté par le baryton impressionnant de Košavić, bloc d’harmoniques sonore de bas en haut, avec un aigu facile, capable en plus de nuances et d’humour. On voit bien que le casting des seconds rôles est de très bonne tenue, et n’a rien à envier aux plus grandes maisons. Dernière membre de la troupe de comédie, Zerbinette ne se sera pas départie d’une certaine retenue ce soir, même si la mise en scène lui accorde plus d’extravagance à partir de son air. Caroline Wettergreen a les coloratures et les aigus du rôle, mais manque de mordant et de brillant pour être vraiment l’élément perturbateur, et rendre crédible la friction entre elle et Ariane. A noter que ces reproches s’appliquent moins à son air, assez réussi.
Le sommet de la soirée se situe vraiment dans les 10 dernières minutes, avec le duo Bacchus-Ariane, qui culmine en apothéose scénique et vocale. John Findon est un vrai ténor héroïque, vaillant sur toute la tessiture, dont on apprécie la jeunesse autant que l’absence de dureté. Son Bacchus est extrêmement drôle par ailleurs, le personnage étant ici joué au second degré, avec les aigus tonitruants que cela implique : le Ténor étant montré comme un grand stressé peu confiant en lui, il interprète ses répliques sans savoir s’il est bien positionné ou s’il se comporte comme il faut, nécessitant les encouragements du Compositeur et du Maître de Musique. Il se révèle touchant dans les dernières minutes, lorsqu’il renonce à son costume ridicule pour se révéler lui-même, dépassant le cadre du mythe. Quant à Sally Matthews, comme nous l’avons dit, elle nous a paru magistrale, dans un rôle qui, pour splendide qu’il soit, a vite fait de tomber dans le hiératisme. Son Ariane est entièrement incarnée, grâce notamment à une maîtrise évidente de la langue allemande (chaque consonne est expressive) et à une voix idéale pour le rôle, dans cette salle du moins. Le sens de la ligne, le vibrato ample mais contrôlé, le souffle qui lui permet d’assumer les grands phrasés demandés, la projection naturelle, on ne relève même plus toutes les qualités techniques tant tout dans sa prestation est au service de l’émotion. Loin de n’être qu’une princesse drapée dans son indifférence et son deuil, elle dessine un personnage sensible, dont la dignité ne peut dissimuler les fêlures, en plus d’être une Prima Donna moins uniformément hautaine que d’autres.
On retrouve également dans cet acte le majordome de Fabien Leriche, la mise en scène faisant le choix d’un décor qui fusionne la scène et la table du banquet. Les personnages se retrouvent donc à la fois spectateurs et acteurs de l’opéra, avec certaines images très fortes. Ainsi, Ariane allongée sur la table au lever de rideau, face à la vulgarité du majordome qui redouble de selfies et d’expressions d’auto-satisfaction, paraît d’autant plus seule qu’elle représente à ce moment aussi bien la princesse abandonnée que l’artiste jetée en pâture à un public consumériste. Son sort est accueilli dans l’indifférence, au milieu des assiettes et des verres.
Ce décor bien rangé est petit à petit perturbé par les masques, qui profitent d’un trou dans le mur, créent une fenêtre, surgissent du plafond… Jusqu’à un climax de déstructuration qui verra, dans une scène très drôle, les équipes artistiques et techniques forcées de fermer le rideau pour remettre en ordre la scène avant l’arrivée de Bacchus. Ils reviendront cependant plus tard, en silence, pour régler une fois pour toutes son compte au majordome. La fin voit ainsi le triomphe des artistes sur la bourgeoisie inculte, ainsi qu’une réconciliation entre eux créée par ce basculement du rapport de domination. Le feu d’artifice prévu a donc bien lieu, mais le majordome n’y assistera que bâillonné et abandonné, tandis qu’on voit en vidéo toute la troupe partir en courant pour fêter la fin du spectacle entre eux à l’extérieur.
Cette production, moderne par les moyens qu’elle emploie, ne raconte pas quelque chose de fondamentalement différent de ce qu’on connaît de l’œuvre, et a le mérite d’être tout à fait lisible. Elle a pour elle une certaine poésie, notamment par des jeux d’éclairage (les ombres des Nymphes dans leur dernière intervention), et surtout la grande qualité d’être en correspondance avec les événements musicaux. Les ruptures de ton, les climax, les moments de grâce, se trouvent tous traduits scéniquement, laissant la place aux émotions recherchées par la partition. Sa limite se trouve pour nous dans le traitement des personnages comiques, amusants mais bien inoffensifs, et qu’on ne peut jamais trouver réellement dérangeants. Oui, la sexualité est bien présente, mais le livret et la musique sont tellement truffés d’allusions pas spécialement subtiles qu’on ne peut s’empêcher de la trouver convenue. C’est d’autant plus dommage que le spectacle est très drôle, et bien plus acerbe par d’autres aspects.
Ce ne sont là que de menues réserves face à une production ambitieuse, maligne et sensible. Un orchestre très inspiré, de belles découvertes dans les seconds rôles et une prise de rôle majeure, voilà qui justifiait largement de ne pas rester sur l’impression de la première partie. Si l’équilibre évoqué au début de l’article n’est pas toujours atteint, on touche en tout cas à ce qui fait le cœur de l’œuvre : réunir dans un même espace le sublime et le grotesque, faire surgir le rire en même temps que les larmes.