Juste avant le début de la deuxième partie, apparaît Andreas Homoki qui micro en main annonce devant le rideau rouge que l’interprète de Brighella, Andrew Owens, abandonné par sa voix, se bornera à mimer son rôle tandis que Manuel Günther lui prêtera la sienne. Et le directeur de l’Opéra de Zurich et metteur en scène de cet Ariadne auf Naxos de s’éclipser, l’air assez joyeux finalement que le hasard se prête à son jeu…
Et c’est ainsi qu’on va voir Manuel Günther se poser à l’extrême-jardin avec sa chemise noire, son pupitre et sa loupiote, comme pour ajouter au spectacle une nouvelle couche de distanciation, un troisième ou un quatrième degré, on ne sait plus.
Des chemises noires, on en avait vu dès les prémisses du prologue, tous les membres de la troupe entrant un à un, se saluant, faisant mine de s’échauffer, envoyant des signes de connivence à l’orchestre et précédant Kurt Rydl, en principe majordome, mais devenu ici régisseur, chef de troupe, commandant les lumières et faisant descendre des cintres un long portant où chacun ira décrocher son costume, costume « civil » pour le moment : la prima donna un peignoir bordé de plumes de cygne (?) assez croquignolet, les nymphes des peignoirs navrants, les comédiens « dell’arte » des frusques plus ou moins flashy, le Compositeur un petit costume pincé, etc.
Avec un grand T
Plateau nu, rideaux noirs, la mise en scène du prologue, très chorégraphiée, ne repose que sur la vivacité des mouvements et le tonus des comédiens-chanteurs. Et ça marche puisque l’esprit est là. Martin Gantner, qui arpente les plateaux depuis trente ans en chantant tous les barytons wagnériens et verdiens, suggère à lui seul le métier des planches. Son maître de musique, vieux veston en tweed et cheveu hérissé, tour à tour ronchonnant ou bonasse, d’une solidité vocale imposante, incarne dès sa première prise de bec avec le régisseur soupe-au-lait et impatient de Kurt Rydl une certaine tradition théâtrale.
C’est le théâtre avec un grand T que la mise en scène d’Homoki entend célébrer. Et, avec Hofmannsthal et Strauss, dans le droit fil du Rosenkavalier, ce que Mozart et Da Ponte avaient inventé : les noces acidulées de l’opera seria et de l’opera buffa.
Les herses de projecteurs montent et descendent, les machinistes trimbalent des pupitres et des chaises (et tout-à-l’heure ils seront, toujours équipés de leurs talkies-walkies, mais chapeautés de gibus blancs, les boys de Zerbinetta), et apparaît le Compositeur. Lauren Hagen, accompagnée de sa clarinette emblématique, va symboliser ce qui est sans doute le sens profond de cet opéra et l’une des préoccupations de Hofmannstahl : die Verwandlung, la transformation. Surjouant au début peut-être un peu la nervosité du personnage, elle va gagner en sérénité au fil de l’opéra, et sa voix en rayonnement, pour suggérer ce que Strauss veut, lui, représenter : l’humanisation. Déjà avec ses premiers envols lyriques ( « Du, allmächtiger Gott ! » puis « Du, Venus’ Sohn, gibst süssen Lohn »), la voix, plus claire qu’à l’accoutumée pour ce rôle, trouvera son essor et surtout sa qualité d’émotion. Essor aussitôt interrompu, sur un tempo de gavotte, par l’espiègle Zerbinetta de Ziyi Dai et le Maître de danse de Nathan Haller, claironnant à souhait sous sa casquette orange assortie à ses baskets.
Délicieuse ambiguïté
On retrouvera toute la troupe dans la grande querelle en musique suscitée par l’ordre tonitruant du Haushofmeister de donner simultanément l’opéra d’Ariane et le divertissement des bouffons, brillante démonstration de virtuosité straussienne.
Mais surtout le premier moment de grâce proprement mozartienne naîtra du duo aérien de Zerbinette et du compositeur. Ziyi Dai et Lauren Fagan y seront parfaites avec leurs voix idéalement lumineuses et fusionnelles, portées par la direction chambriste, aérée, attentive de Markus Poschner. L’acoustique très claire de l’Opernhaus fait que rien ne se perd des échanges entrelacés de la clarinette, du basson, de la flûte et des effusions des cordes.
Trouble
Délicieux moment d’ambiguïté : le compositeur explique à Zerbinette qu’Ariane meurt vraiment… Taratata, répond la soubrette, elle oubliera Thésée dans les bras de Bacchus, nous sommes toutes les mêmes… Et de se lancer dans un numéro de coquetterie et déposant un baiser sur les lèvres du compositeur. Métamorphose (Verwandlung) du jeune homme, qui aussitôt tombe amoureux, et dépose à son tour un baiser sur celles de Zerbinette : « Tu es comme moi, les choses terrestres n’existent pas pour toi », dit-il, « tu exprimes ce que je ressens », répond-elle, peut-être sincère…
Le trouble qui passe dans la musique (et dans la manière dont elle est ici chantée, orchestre et voix) descend évidemment en ligne directe de Cosi fan tutte. Où finit le jeu, où commence la vérité ? La question est suspendue, comme le tempo.
Non moins superbe d’exaltation puis de fureur, l’ultime monologue du Compositeur seul en scène. « La musique est l’art sacré entre tous ! », chante-t-il… Lauren Fagan y est impressionnante, se jouant des notes hautes prodiguées par Strauss pour exprimer la farouche mélancolie du personnage, s’insurgeant contre le maître de musique qui l’a entrainé vers un monde, celui du compromis, qui n’est pas le sien : « Laisse-moi geler, mourir de faim, me transformer en pierre dans le mien ! »
Tapis volant
À la fin du prologue, on avait vu les techniciens de scène monter ce qui serait l’île déserte de l’opéra : toujours sur fond noir, un lit terriblement conjugal, deux chevets, deux lampes, et un tapis persan. Tapis qui, par quelque magie théâtrale (sans doute de simples vérins) se détachera bientôt du sol pour s’incliner et s’envoler (un peu) et cette trouvaille d’une certaine poésie gommera (un peu) le prosaïsme chiche et terne de ce décor.
C’est la musique qui sera pourvoyeuse de merveilleux, et d’abord l’orchestre.
Souple, songeuse, claire (on distingue toutes les lignes, même dans la partie allegro), laissant respirer la musique, mettant en valeur les solistes du Philharmonia Zürich (dont une magnifique clarinette), l’introduction de l’opéra proprement dit installe un climat poétique, où viendront s’insérer les trois nymphes (Yewon Han, Siena Licht Miller dont on remarque le timbre chaud et Rebeca Olvera).
Mais c’est bien sûr Ariadne qu’on attend, le prologue ne réservant à la prima donna que quelques imprécations de diva capricieuse. On avait entendu Daniela Köhler il y a peu de temps sur la même scène, magnifique en Sieglinde, et on se souvenait de la manière dont, au fil de la Walkyrie, elle avait construit l’expansion de sa voix et de son rôle. On allait avoir la même impression dans son Ariadne, personnage qu’elle aborde pour la première fois.
Si son éveil « Wo war ich ? » sembla un peu timide, peut-être parce que le début en est écrit un peu bas pour elle, elle allait vite trouver toute son expansion lyrique, s’insérant dans le riche tissu orchestral, pour monter jusqu’aux ultimes hautes notes filées de ce premier monologue où elle dit son aspiration à mourir. Markus Poschner, sur un tempo très étiré, distille les couleurs pointillistes de Strauss (de très beaux cors notamment s’ajoutant aux volutes des bois, sur quelques accords d’harmonium pianissimo).
Sous l’œil du compositeur
Les interventions drolatiques des masques, surgis derrière la tête de lit, n’en prendront que plus de vigueur, de même que le « Lieben, Hassen, Hoffen, Zagen » de Harlequin (la haute silhouette de Yannick Debus, très beau baryton) auquel répondra da lontano la voix d’Echo.
Très lent aussi, le « Es gibt ein Reich » est très intéressant parce que Daniela Köhler y dit le texte d’Hofmannstahl, où s’exprime l’aspiration à la mort, au Totenreich, d’Ariadne. La beauté lyrique de cet air, l’un des rares airs détachés de la partition, n’en est que plus forte. La voix a trouvé toute son homogénéité. Pas d’effets, beaucoup de sincérité. Ariadne est assise au bord de son lit, sagement, dans sa robe de mariée de satin blanc. À gauche, le compositeur, toujours en scène, l’écoute. À droite, Zerbinetta écoute aussi. À nouveau, en accord avec le chef, la musique respire. Jusqu’à la péroraison, exaltante, où la beauté de la voix peut enfin se libérer tout à fait.
L’apparition grotesque des masques n’en sera que plus grinçante… et d’un mauvais goût très sûr : un Scaramouche barbu en corset et vertugadin, les autres à l’avenant, Zerbinetta en jupon baleiné, tout ce monde bondissant, gesticulant, sur un rythme de gavotte pour divertir la pauvre Ariadne (que ça n’amuse guère, c’est Zerbinette qui le dit)… du moins, musicalement, c’est en place (avec Manuel Günther assurant le doublage de Brighella en direct).
Gibus et machinos
Plus convaincant, le morceau de bravoure de Zerbinetta, « Grossmächtige Prinzessin », où Ziyi Dai va s’offrir un joli succès personnel. La jeune soprano chinoise, formée au Curtis Institute et qui fut membre de l’Opéra-Studio de Zurich, construit sagement cet air redoutable par sa longueur : prudente au début (mais piquante et drôle, admonestant les hommes du public), elle dose ses effets, bientôt rejointe par quatre puis huit machinistes en tenue de travail (mais avec les gibus blancs évoqués plus haut) pour achever de donner au numéro un côté music-hall plutôt réussi. Les notes hautes sont là, plus justes que puissantes, et la verve fait oublier que certaines sont un peu esquissées, jusqu’à la strette, où les trilles et les vocalises, envoyées avec panache, achèveront d’emporter le morceau.
En vieux roué, Strauss glissera là un nouvel ensemble virtuose avec les masques (la coquette Zerbinette oubliant ses effusions avec le Compositeur pour flirter avec Arlequin) et un beau trio des dames, qui fait immanquablement penser à celles de la Flûte enchantée.
De même que leurs interventions pianissimo, « Töne, töne, süsse Stimme », dans la scène suivante, l’autre moment de grâce, l’apparition de Bacchus.
Et justement, cette « douce voix », elle viendra d’abord des coulisses.
Ce sera celle du jeune ténor américain John Matthew Myers. Belle voix un peu barytonnante, riche en harmoniques graves, puissante et homogène, dont on comprend qu’elle trouble Ariadne, tant elle a de chaleur, pour ne pas dire de moelleux…
Une Naxos suspendue
Là, se glissera un nouvel effet de théâtre, à vrai dire plus intrigant qu’indispensable : descendra des cintres un reflet de la chambre, non pas un miroir (on se posera la question), mais une version verticale du tapis, du lit et des chevets, une Naxos suspendue en somme (pas plus enthousiasmante que l’horizontale), d’où descendra aussi Bacchus, sous l’aspect d’un sage jeune homme en smoking.
Ne mégottons pas. Le duo final sera extrêmement beau. La tessiture tendue de Bacchus n’a rien pour inquiéter John Matthew Myers.
Quant à Daniela Köhler, elle rayonnera d’émotion, glissant ici et là des « messa di voce » impeccables, mais surtout d’intériorité. La montée vers l’extase finale, à partir de « Gibt es kein Hinüber ! » sera d’une plénitude, d’un engagement formidables et leur duo d’un lyrisme exaltant. Jusqu’à l’ultime unisson, à l’ultime crescendo (Strauss ne se lasse jamais de monter toujours plus haut) sur la scène vide : la Naxos verticale aura disparu dans les hauts, l’horizontale été emportée et le tapis roulé.
Sur le plateau désert et un très long point d’orgue orchestral, on verra, dernière image, le Compositeur courir vers Zerbinetta et vers un avenir qu’on suppose radieux, entre jardin et cour…