Le public milanais a la réputation d’être souvent exigeant. Ce 29 octobre, à l’occasion de la dernière représentation de la série, c’est pourtant à une véritable déclaration d’amour que nous avons assisté. Lancer de fleurs et applaudissements sans fin d’une salle jusqu’au bout quasiment pleine, Kirill Petrenko a été longuement fêté. Cet accueil est d’autant plus remarquable que le Rosenkavalier n’est pas exactement l’opéra favori du public scaligère. Et ce n’est pas faute d’y avoir mis les moyens : le théâtre peut en effet s’enorgueillir d’avoir accueilli Herbert von Karajan (1952), Karl Böhm (1961), Carlos Kleiber (1976) et plus récemment Jeffrey Tate (2003, au Teatro degli Arcimboldi pendant la fermeture de la Scala) ou encore Zubin Mehta (2016), sans parler des représentations antérieures en italien, dont la création sous la baguette de Tullio Serafin en 1911, soit quelques semaines après la première mondiale à Dresde. De plus, Richard Strauss dirigea lui-même son ouvrage à la Scala en 1928. Le cru 2024 marque donc un retour à un certain âge d’or orchestral et n’a pas manqué d’apparaitre comme l’un des événements les plus attendus de la saison, d’autant plus que, depuis sa nomination à la tête de la Philharmonie de Berlin, les apparitions du chef austro-russe à la tête d’autres formations et, plus particulièrement, dans la fosse d’un théâtre, sont devenues beaucoup plus rares.
Créée in loco en 2016 (après Salzbourg en 2014, où elle a été filmée pour un DVD commercial), la mise en scène de Harry Kupfer (décédé en 2019) est ici reprise par Derek Gimpel. Celui-ci se révèle attentif à mettre en place un jeu d’acteur fouillé et crédible. Les décors de Hans Schavernoch combinent en arrière-plan d’immenses photos d’une Vienne désertée, et des éléments architecturaux épurés (une porte, un lit, des meubles…). Ces derniers, mobiles au fil de l’action, contrastent par leur semi-réalisme avec des projections un brin fantomatiques. Ce parti permet de varier visuellement le plateau tout au long d’un acte, même quand le livret ne requiert pas vraiment de changement de décors. Au négatif, les déplacements sont un peu bruyants, et on se serait bien passé des grincements qui suivaient le sublime final. Par sa beauté spectaculaire, et du fait de la transposition, la scénographie élude toutefois la description d’une société ancienne un brin décadente. Ici, le nouveau monde, celui de la fortune industrielle, a déjà gagné, mais il n’a pas non plus encore ébranlé l’ancien monde aristocratique. Le spectacle est sage, d’une certaine beauté, bien mené et vivant, d’une belle économie de moyens. La scène de l’auberge de l’acte III, nous a toutefois semblé peu convaincante : la transposition au début du XXe siècle rend peu crédible les farces dont Ochs est la victime et qui seraient sensées le terroriser. Difficile également d’imaginer que la Maréchale puisse troquer son amant Octavian contre son page Mohammed comme le laisse penser la dernière scène muette.
Cette reprise réuni une distribution solide et équilibrée à défaut d’être exceptionnelle. Familière du rôle, Krassimira Stoyanova a fait ses premiers pas en Maréchale dans cette même mise en scène à Salzbourg. Le soprano bulgare offre une interprétation de belle allure mais à qui il manque un je ne sais quoi pour être vraiment mémorable. Ainsi la voix n’a pas les aigus aériens d’une Renée Fleming, et pas davantage le médium opulent d’une Régine Crespin. La chanteuse reste ainsi dans une sorte d’entre-deux et on rappellera que la chanteuse est d’abord excellente dans Verdi et Puccini. La projection n’est pas non plus spectaculaire, d’autant que le soprano ne cherche jamais à forcer ses moyens : au positif, à 62 ans, la voix est dans un état de conservation remarquable, avec un timbre intact et sans vibrato intempestif (ceci explique cela). Ces réserves faites, la chanteuse sait transmettre avec subtilité et finesse une gamme variée d’émotions en variant les couleurs. Dramatiquement, son interprétation est sensible et intéressante : sa Maréchale semble déjà avoir baissé les bras (mais n’est-ce pas déjà un peu le cas, quand le livret lui fait dire à son coiffeur « Hippolyte, comme vous m’avez fait un visage âgé aujourd’hui… » ?). Kate Lindsey est un Octavian scéniquement très crédible (au point qu’à l’acte III les avances du baron à ce qu’il croit n’être qu’une servante en deviennent troublantes). Ses moyens vocaux l’obligent toutefois à forcer son émission, le registre forte étant trop souvent sollicité pour passer l’orchestre, pourtant attentif aux voix. La première partie de l’acte III, où Octavian est déguisée en servante, la voit d’ailleurs peu audible quand elle doit contrefaire sa voix. Sabine Devieilhe est un rêve en Sophie dont elle incarne la fraicheur et la spontanéité avec un naturel qui fait rendre les armes. La voix manque un peu de largeur et de puissance pour une salle de cette dimension, mais la chanteuse est toutefois toujours parfaitement audible. Plus important, le phrasé est constamment admirable ainsi que la capacité à amener de l’émotion en colorant le son ou en jouant sur le souffle. Devieilhe est ainsi sans conteste la chanteuse la plus émouvante du plateau.
Günther Groissböck campe un baron Ochs physiquement atypique, loin des vieux barbons odieux dont nous avons l’habitude (on songe initialement à Thomas Hampson dans Arabella). Spontanément, on s’attend à un Don Juan sûr de lui (et qui aurait quelques raisons de le croire), mais la composition vocale ne vient pas confirmer la prestance visuelle du chanteur. Celle-ci reste on ne peut plus classique : on attendait Hampson, ce fut Depardieu. Au positif, le chanteur a le mérite de ne pas trahir Hofmannsthal (Karl Perron, le créateur du rôle n’était plus un perdreau de l’année en 1911). Ces talents d’acteurs sont indéniables, et il maîtrise parfaitement le rôle, sans donc toutefois y apporter la touche de renouvellement qu’on pouvait espérer. Vocalement, Groissböck offre la plus grosse projection du plateau, de beaux graves, mais aussi des aigus un peu courts voire parfois détimbrés. Doté lui également d’une belle projection, Michael Kraus campe un Faninal idéal, excellent acteur lui aussi. Pour incarner le chanteur italien, les ténors ne manquent pas dans les environs de Milan : sur le papier, le choix de Piero Pretti, familier des premiers rôles dans la péninsule, semblait un luxe, mais le timbre blanc et l’émission sèche du chanteur ne ruisselle pas vraiment d’italianità et manque de morbidezza. Les voix des autres rôles secondaires ont l’inconvénient de se perdre dans l’immensité de la salle, mais l’ensemble est toujours musicalement bien en place et impeccable dramatiquement. Le chœur, y compris les voix blanches, est parfait.
Sous une autre baguette, la représentation aurait déjà été très correcte, mais la direction de Kirill Petrenko vient sublimer la soirée. L’introduction orchestrale de l’acte I est passionnée, dessinant la nuit d’amour enflammée qui se tient derrière le rideau. On retrouvera cette liberté sautillante tout au long de la soirée. L’orchestre est débarrassé des lourdeurs que lui infligent d’autres directions, avec des cors et contrebassons plus discrets qu’à l’ordinaire. On retrouvera aussi cette légèreté dans un admirable prélude à l’acte III, mais c’est toute la partition qui est ainsi abordée, Petrenko magnifiant l’orchestration par petites touches : tempos, sonorités, sans jamais pour autant oublier les voix, à l’inverse de ces chefs essentiellement symphoniques qui oublient le plateau. Le chant conversationnel est ainsi admirablement soutenu. Il n’est pas anodin de rappeler que Petrenko dirigea à la Wiener Volksoper avant de devenir directeur musical de la Komische Oper Berlin, y faisant l’apprentissage simultané du théâtre et de l’opérette. De même, à leur époque, de futurs grands chefs du répertoire « sérieux » germanique ne dédaignaient pas non plus la musique légère, que ce soit par goût ou par obligation. Les milanais peuvent féliciter Dominique Meyer d’avoir su convaincre Kirill Petrenko de faire ici ses débuts à la tête de l’Orchestre de la Scala, ici proche de la perfection, et dont les couleurs sont parfaitement en phase avec l’approche de Petrenko. Il reste au public scaligère à espérer que ces débuts ne sont qu’un prélude à une collaboration dans la durée en dépit du prochain départ de l’actuel surintendant.