Chose promise avant la pandémie pour 2021, enfin rendue en 2024, Die Frau ohne Schatten revient en cette fin d’année sur les planches du Metropolitan Opera dans la production d’Herbert Wernicke et sous la baguette de Yannick Nézet-Séguin.
En 2020, à la tête de l’orchestre de Rotterdam, sa lecture de cet étrange chef-d’œuvre nous avait laissé sur notre faim. La phalange du Met lui réussit bien davantage. Le chef a su trouver le juste équilibre entre une scansion assez lente ponctuée de scènes éruptives, entre opulence sonore et souci du plateau, entre soin du détail et transparence du son. Perdurent quelques temps morts, notamment au deuxième acte où le théâtre fuit ponctuellement les monologues de l’Empereur et de l’Impératrice. A l’exception des trois accords finaux en forme d’uppercut, toute la scène finale peine à trouver son climax. En contrepartie, l’orchestre sert la musique straussienne avec délice : exécution irréprochable, beauté intrinsèque de chaque pupitre et interprétation mémorable des solistes transforment la représentation en soirée mémorable.
D’autant que le plateau réunit parmi les meilleures interprètes possibles et ce même pour les seconds rôles. On notera au passage que presque tous les personnages apparaissent sur scène – veilleurs et serviteurs par exemple – dans cette production, renforçant d’autant l’impact vocal de leurs interventions. Ronnita Miller possède le timbre sombre qui sied aux appels de la voix d’en bas et Jessica Falset la précision chirurgicale pour rendre déchirantes les lamentations du Faucon. Enfin, Ryan Capozzo donne à entendre un jeune homme très séduisant. Les trois frères de Barak – Thomas Capobianco, Aleksey Bogdanov et Scott Conner – enjambent toutes les embûches rythmiques et les écarts vocaux qui émaillent leurs rôles. Ryan Speedo Green, basse attitrée du Met, compose un inquiétant messager qui écrase le plateau de son timbre d’airain. On ne présente plus la Teinturière de Lise Lindstrom, ce soir en grande forme et particulièrement incendiaire. Il lui manque toujours le moelleux et un soupçon de legato pour incarner la femme amoureuse du dernier acte. Comme à Paris, c’est Michael Volle qui prête sa voix à son époux. Mouton à cinq pattes lyriques, le baryton confirme qu’il est le meilleur Barak du circuit : endurance, souffle, humanité du timbre et justesse de l’interprétation font de chacune de ses intervention un moment marquant. Elza van den Heever laissera aussi sa trace parmi les grandes impératrices. Depuis Paris, elle a mûri le rôle et là où on lui reprochait de ne jamais quitter le monde des Esprits où elle trônait sur son timbre cristallin qui lui donnait des airs de froidure. Elle a appris à briser la glace, montre toute l’évolution du personnage et fait de son interprétation un voyage initiatique vers la compassion et l’humanité. La voix, immense, assise sur une technique superlative fait oublier la difficulté extrême du rôle. En nourrice, Nina Stemme trouve un rôle qui correspond très exactement à ses capacités vocales à ce stade de sa carrière : elle peut donc incarner et colorer comme elle a le secret chacune des interventions du personnage le plus bavard de l’opéra. Comme pour Ortrud, elle allège la ligne et propose même des piani dès qu’elle le peut, donnant ainsi de nombreuses facettes à une nourrice trop souvent interprétée d’un bloc sombre. Enfin, dernière couronne sur les lauriers de la soirée, Issachah Savage remplace au pied levé Russell Thomas. Le ténor qui avait déjà fait sensation à Toulouse fait chavirer le Met. La lumière chaude de son timbre ne s’altère jamais même dans les passages les plus tendus. Il survole avec aisance l’écriture heurtée et assassine du rôle.
La production visuellement captivante d’Herbert Wernicke célèbre bientôt son quart de siècle. Elle partage l’œuvre dans une parfaite dichotomie entre le monde des Esprits – tout en miroirs et de jeux de lumière spectaculaires – et une teinturerie sombre et foutraque, sans délaisser une direction aussi soignée que lisible. Si l’ensemble fonctionne à merveille au premier et au dernier acte, le deuxième acte s’avère plus faible, notamment dans la scène finale où aucune catastrophe ne vient séparer les personnages. Ce climax manqué de l’œuvre, tant en fosse que sur scène, sera la sombre la seule ombre au tableau d’une soirée de haut vol.