A Gand, même pour une représentation en matinée, le public porte beau ; bijoux, robes chatoyantes et nœuds papillon concourent à faire de cette Fledermaus une préfiguration d’un réveillon réussi puisque c’est un public debout qui acclame les artistes à l’issue de la séance.
Sur scène, l’orchestre pléthorique d’une soixantaine de musiciens trône en majesté. Il offre un son chaud, généreux. Les nuances enrichissent l’expressivité des valses tout comme la netteté des attaques . Tout cela est éminemment musical mais également très théâtral du fait de la personnalité singulière du chef, Alexander Joel.
Ce dernier cabotine avec décontraction, se contente parfois d’écouter, adossé à son pupitre, jambes négligemment croisées ou se penche vers l’un ou l’autre des musiciens pour lui donner son entrée d’un regard engageant. Lorsqu’il se saisit de sa baguette c’est pour des moments où jubilent la musique et la danse.
Parfaitement confiant dans le Symfonisch Orkest Opera Ballet Vlaanderen, une phalange qu’il connaît bien, il s’amuse donc visiblement et interagit même à plusieurs reprises avec les chanteurs, claquant la bise à l’un, gratifiant Adèle d’une mouchoir pour sécher ses larmes de crocodile pour la plus grande joie du public.
Il faut dire que cette distanciation avec le sujet est au cœur du travail du metteur en scène Tom Goossens. Connu ici pour ses adaptations en néerlandais du Barbier de Séville de Rossini ou encore de la trilogie Da Ponte de Mozart, nous avions découvert son travail travers ce printemps avec les Nozze avant de le retrouver l’été dernier à Saint-Céré dans une manifestation extrême de son goût pour le patchwork avec une version au confluent de la musique et de la littérature du Rigoletto de Verdi et du Roi s’amuse de Victor Hugo.
Comme Jean Lacornerie à Rennes dans une version à applaudir début 2024 ou Guy Joosten au théâtre de la Monnaie en 2012, Tom Goossens allège les dialogues en les confiant à Tania Van der Sanden, Madame Loyale hilarante, qui actualise naturellement le propos – en flamand – de clins d’œil modernes ou politiques, souligne l’absurdité de l’histoire ou coupe les passages fastidieux.
Die Fledermaus © Opera Ballet Vlaanderen
Bien qu’il cantonne sa mise en espace au proscenium et réduise la scénographie à une porte, une lampe et quelques accessoires, le metteur en scène propose un déroulé aussi drôle que vivant, sans temps mort qui ne trouve sa limite qu’au second acte où les chanteurs sont un peu trop souvent en rang d’oignon, sans doute par manque de temps de répétition. Le chœur de l’opéra, cantonné au fond scène mais très impliqué vocalement, ne participe à la fête que de loin.
Les chanteurs s’emparent du concept avec un bel engagement scénique tout en faisant montre d’une fine compréhension du répertoire. Les dictions sont excellentes, les ensembles fonctionnent parfaitement, en particulier l’excellent « Brüderlein ».
L’Eisenstein de Christoph Strehl est très convainquant bien qu’il peine trop souvent à passer l’orchestre pourtant installé derrière lui. Le duo avec son épouse « Dieser Anstand, so manierlich » est l’occasion de profiter d’un timbre tout en douceur et en moelleux pour un très beau moment musical.
Le trio féminin est plein d’allant, chacune dans son style. Toutes trois sont très expressives. Elles ne sont dupes de rien, multipliant les regards entendus qui contredisent leurs propos et mâtine d’ironie cette intrigue abracadabrante.
La Rosalinde de Caterina Marchesini profite d’une voix large, bien maîtrisée, aux médiums amples, aux graves bien campés et d’un magnifique sens des nuances qui font de la Csárdás « Klänge der Heimat » un vrai régal.
Maria Chabounia, pour sa part est une Adèle pimpante à la voix agile qui se marie délicieusement avec celle de sa maîtresse dans le duettino « Ach, ich darf nicht hin zu dir ». Le legato est particulièrement séduisant dans « Mein Herr Marquis » qui pourrait être plus jubilatoire dans la coda mais prouve sa remarquable intelligence scénique puisque chaque vocalise explicite un sentiment ou une opinion. Narrative, aucune n’est jamais gratuite. C’est également le cas dans l’excellent « Spiel’ ich die Unschuld vom Lande ».
« Ich lade gern mir Gäste ein » chante quant à elle Lotte Verstaen en Prince Orlovsky de sa belle voix au focus précis aux graves bien projetés.
Chez les messieurs, la longue silhouette dégingandée de Wolfgang Stefan Schwaiger apporte un charme particulier à son Dr. Falke au texte d’une parfaite intelligibilité, à la voix bien verticale.
David Kerber en Alfred a un timbre rond et bien projeté qui ajoute au charme de son « Trinke, Liebchen, trinke schnell » tandis que Franck, directeur de la prison, trouve en Kris Belligh un interprète de haut vol, excellent comédien, qui permet de savourer plusieurs scènes désopilantes : au début du troisième acte, dans scène d’ivrognerie parmi les musiciens où il se soulage dans un trombone ou au second acte lors d’un surréaliste échange en français avec Eisentein – alors que manifestement aucun ne parle la langue – chacun se contentant d’accumuler phrases toutes faites et citations de chansons anachroniques dans un ping-pong d’une totale loufoquerie.