La concision du Château de Barbe-bleue appelle toujours son couplage (ou sa duplication, comme à Lyon, en 2013) à une autre œuvre, également brève, et, du Mandarin merveilleux à Gianni Schicci, on croyait avoir épuisé les combinaisons. C’était compter sans les conditions matérielles (1) ni l’imagination de Dominique Pitoiset, puisque ce sont les Métamorphoses de Richard Strauss qu’il a retenues ici pour son ultime mise en scène à Dijon. Si les deux œuvres réunies ont un commun la disparition d’un monde et le lyrisme de leur écriture, tout semble les opposer. La première – l’adieu au monde du Bavarois – chambriste hypertrophiée, dégagée de toute volonté narrative, la seconde, expressionniste, écrite expressément pour la scène, chacune dans sa propre langue musicale. Qui plus est, réécrire la trame dramatique de la seconde (2) comme si le mystère voulu par le librettiste, comme chez Maeterlinck, devait être décrypté avec les lunettes du père Freud, s’avère audacieux, s’ajoutant au détournement des Métamorphoses, réduites à servir de musique de fond d’une pantomime, voilà qui fait beaucoup. Nombreux sont ceux qui s’interrogent : pourquoi tant de gens de théâtre se croient-ils plus intelligents que les librettistes et les compositeurs et nous imposent-ils une lecture supposée neuve de l’ouvrage, trop souvent réductrice ? Pourquoi, pour expliciter la personnalité complexe de Barbe-Bleue, imposer la narration d’une enfance traumatisée ? L’ambiguïté, la pluralité des lectures font partie de l’œuvre telle que l’ont voulue Balázs et Bartók.
Dans les Métamorphoses, le metteur en scène a retenu « trois figurantes, un figurant et un enfant, avec peu d’actions physiques, autour du lit de la mère agonisante ». En substance, il ajoute : dans la seconde partie, trente ans plus tard, l’enfant étant devenu Barbe-Bleue, il entraîne Judith, sa nouvelle épouse au château, précisément dans la chambre où sa mère est morte. C’est là qu’a lieu une « tentative avortée de rapprochement », mort de l’amour et du désir. Force est de constater le lien fort entre les deux scènes à la faveur de la permanence du décor et de la duplication des mouvements, qui fonctionne efficacement. Dominique Pitoiset réussit l’exploit de construire une action puissante, crédible et captivante dans l’immense cadre scénique tendu de noir de l’Auditorium. Un aménagement minimaliste lui suffira, propre à concentrer l’attention sur les voix, les visages et les corps. Délibérément réduites à néant, gommées, les indications précises du décor voulu par les auteurs (une immense salle gothique sur laquelle s’ouvrent sept portes …, la porte de fer, le sang qui macule les deux premières scènes, les trésors, les fleurs, la nature enchantée…). Nul besoin de sept portes, nul besoin de visions ensanglantées, ruisselantes, éblouissantes, l’intelligence y supplée.
Une vaste chambre, qui s’ouvre sur l’infini obscur, constituera le décor unique des deux parties. Un immense lit au centre, derrière lequel s’étire un meuble – armoire, penderie et bibliothèque – un fauteuil, deux chaises, ce sera tout (3). Les lumières inventives de Christophe Pitoiset, essentielles, et les beaux costumes de Nadia Fabrizio participeront à la réussite visuelle du spectacle. Oublions l’incroyable parti pris pour nous concentrer sur la réalisation. La direction d’acteurs, millimétrée – ainsi Barbe-Bleue reproduisant strictement les postures de l’enfant – leur engagement vocal et physique sont exemplaires. Nous laisserons les futurs spectateurs découvrir les surprises que réserve le lit, dans chacune des deux parties, mais regrettons quelque peu le prosaïsme réaliste qui prévaut fréquemment (de l‘agonie puis de la mort de la mère, du travail funéraire, avec le réemploi des accessoires dans la seconde partie). L’illustration du complexe d’Œdipe, en filigrane, paraît cohérente, mais ne nous éloigne-t-elle pas du mystère ?
Le redoutable prologue, précédé d’un questionnement à destination du public, confié à la voix off de notre soliste, introduit parfaitement l’action dramatique. Les deux acteurs nous donnent une belle leçon de chant. Ils ont en partage la puissance d’émission, la longueur de voix, comme l’intensité dramatique. Pour ce qui semble son premier grand rôle sur une scène lyrique française (4), alors que sa carrière internationale est patente, le baryton-basse hongrois Önay Köse se révèle gigantesque, tant par sa stature que par ses qualités vocales et dramatiques. Le timbre est chaud, la projection idéale, la diction et le phrasé sont authentiques. Son Barbe-Bleue, loin du monstre de Perrault, est un être sensible, éperdu d’amour, touchant dans sa détresse grandissante et résignée (5). Une découverte qui fait oublier les références que l’on a en tête. Judith, qui signe la destruction de l’amour, par l’incommunicabilité qui s’est installée dans le couple, est Aude Extrémo, prise de rôle mûrie de longue date pour notre mezzo, au moment opportun de sa carrière. La voix sait se faire caressante, implorante et volontaire comme impérieuse, toujours intelligible, même si l’on n’est pas qualifié pour apprécier son hongrois. Son aisance dans tous les registres (comme la plupart des interprètes, elle élude le contre-ut) est égale à son jeu. Elle n’a pas besoin de poitriner pour trouver la raucité, la vérité du personnage. Le baiser désespéré est fascinant. Une grande actrice autant qu’une grande voix. Il faut mentionner l’enfant incarnant le futur Barbe-Bleue, Cléonce Dupin, dont c’est la première expérience – muette – sur une scène d’opéra : il mérite pleinement d’être applaudi pour la vérité de son jeu.
Les Dijonnais ont en mémoire la magistrale version de concert du Château de Barbe-Bleue où, en 2011, Esa-Pekka Salonen dirigeait le Philharmonia Orchestra, avec John Tomlinson (un CD suivra en 2014, avec Michelle De Young). La bonne centaine de musiciens de l’Orchestre français des jeunes jamais ne déméritent. Pour la première fois de son histoire, la formation aborde une œuvre lyrique, ce qui est aussi le cas de sa cheffe, l’Estonienne Kristiina Poska, et il faut reconnaître que nos appréhensions tombent. Certes, on a en mémoire des Métamorphoses plus rondes, charnues, sensuelles, enfiévrées et retenues, d’où toute volonté narrative est bannie, alors que, pour la circonstance, l’œil rivé au plateau comme à ses musiciens, la cheffe insufflait une dimension dramatique, mais le contrat était rempli. La partition de Bartók, expressionniste, puissante, noire jusqu’à l’effroi, tendue, mais aussi étincelante (le trésor, le jardin) est restituée dans toutes ses dimensions, et l’on est admiratif à l’écoute de cet orchestre novice dont beaucoup de formations pourraient envier la cohésion, la clarté, la virtuosité, les couleurs (les nombreux soli de la clarinette, les fanfares des cuivres, en scène…). Un grand moment.
Quelles que soient les menues réserves qu’ici et là il est possible de formuler, souhaitons que cette émouvante production, exceptionnelle, qui a fait salle comble et comblée, rencontre d’autres publics : elle le mérite pleinement.
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1. Le calendrier de l’OFJ ne lui permettait pas l’étude simultanée de deux œuvres lyriques. Sa directrice a proposé une liste d’œuvres compatibles, qui comportait les Métamorphoses, retenues par le Directeur de l’Opéra de Dijon. 2. On se souvient de sa récente Tosca (https://www.forumopera.com/spectacle/puccini-tosca-dijon/) où il se proposait, déjà, de fouiller l’enfance de l’héroïne pour y trouver les prémices de son attitude. 3. En 2024, à Nantes, Patrice Caurier et Moshe Leiser, situaient l’action dans une chambre, dans une mise en scène où le désir physique était davantage valorisé. 4. Comme me le fait aimablement remarquer un lecteur, il a chanté à Dijon, en novembre 2022, dans Stiffelio (dont j'ai rendu compte), le rôle de Jorg. Faute avouée est à moitié pardonnée, n'est-ce pas ? 5. Pierre Citron posait déjà la question : « Bartók n’est-il pas un peu Barbe-Bleue », incapable d’inscrire dans la durée sa relation à ses épouses successives ? BB, initiales de Béla Bartók, Béla Balázs, Barbe-Bleue, ou Blauebart, étrange conjonction...