Hasard du calendrier, alors que toute la France musicale célèbre le centenaire de la mort de Debussy, c’est Richard Strauss qui, ce soir, est à l’honneur à Dijon. Les quatre derniers lieder du programme ne sont pas ceux que l’on attend, Les Vier letzte Lieder étant chantés en fin de première partie, ceux sur lesquels s’achève le concert sont un étonnant flash back (écrits entre 1885 et 1906). On part de l’aboutissement ultime, du chef-d’œuvre absolu, pour remonter le temps jusqu’aux premiers lieder. Pour alterner, chaque partie du programme commence par une œuvre orchestrale, la suite du Bourgeois gentilhomme» et Till Eulenspiegel.
Si ce n’est pour « chauffer » l’orchestre et faire découvrir au public cette page singulière, on s’interroge sur la présence du «Bourgeois gentilhomme». Tout oppose cette suite, chargée d’humour, à l’univers crépusculaire des «Quatre derniers lieder», auquel le voisinage des Métamorphoses, ou du sextuor de Capriccio aurait davantage convenu. Initialement conçue pour être intégrée à «Ariane à Naxos», la comédie s’est enrichie de trois actes pour être créée en avril 1918. Seule la suite qu’en tira le compositeur a survécu. Il est permis de le regretter car Strauss connaissait fort bien, et appréciait particulièrement son Lully, ainsi qu’en atteste sa correspondance avec Hoffmanstahl. L’écriture néo-classique et le pastiche sont une absolue réussite : transparence, fluidité, légèreté, vivacité, le tout assorti d’un humour décapant. L’orchestre, qui conserve le baroque dans ses gênes, est épanoui, réactif, et les huit numéros de la suite sont autant de bonheurs. La direction est précise, sensible et attentive. Jos van Immerseel, dans une forme superbe, rayonne autant que ses musiciens.
Yeree Suh et Anima Eterna Brugge dans les Quatre derniers lieder ©DR
Ultime déclaration d’amour à la voix de soprano et à sa cantatrice d’épouse, Pauline, le cycle des Vier letzte Lieder résume le génie mélodique comme l’absolue maîtrise orchestrale d’un compositeur octogénaire qui dit adieu à la vie. Si l’orchestre est frémissant, transparent, au souvenir des ardeurs juvéniles de « Frühling », la balance se fait trop souvent au détriment de la voix. Les premières mesures ne tiennent pas compte de la difficulté de toutes les sopranos à se faire entendre, au plus grave de la tessiture. De surcroît, on ne retrouve pas la plénitude et le galbe de la voix à l’orchestre. Même si la progression du chant vers l’aigu, son épanouissement, n’appellent que des éloges, Jos van Immerseel ne parvient pas à contenir la puissance de cet orchestre imposant dont il est douteux qu’ils puissent écouter la soliste. C’est d’autant plus regrettable que la voix de Yeree Suh ne mérite pas un tel traitement. Les bouffées de sensualité, la rêverie, l’extase langoureuse sont amoindries par l’incapacité du chef à imposer des nuances pp ou ppp pour permettre au chant de se développer autrement que comme un instrument parmi d’autres. Pour « September », caractérisé par son abandon automnal, sa nostalgie, avec son beau solo de cor, la mélodie est ineffable, douce et expressive. La dernière phrase, infinie, est soutenue d’un seul souffle. « Beim Schlafengehen », marqué par la lassitude, l’aspiration au repos, est souple et animé, avec son violon solo. Le dernier lied, « Im Abendrot » (de Eichendorff), constitue l’aboutissement, serein, empreint de nostalgie, lumineux jusqu’au terme ultime avec un orchestre qui s’engourdit pour l’éternité. Le recueillement, la sérénité sont bien présents même si on attend davantage de rondeur, de plénitude, de douceur caressante des musiciens. La battue n’aide pas les phrasés longs. Durant les ultimes mesures orchestrales, apaisées mais poignantes, on imagine les dernières paroles du compositeur : « Grüss mir die Welt » [salue le monde].
L’orchestre, si riche, si subtil qu’il puisse être, n’est que l’écrin et le partenaire de la voix. C’est le poids des mots, la densité de la poésie qui sont au cœur de l’œuvre. Or, le lyrisme sied mal à Jos van Immerseel. La sensualité, les parfums capiteux, voire vénéneux sont étrangers à son univers. Le modelé de la ligne est abandonné à chacun. Il bat la mesure, donne quelques départs, le nez toujours dans la partition, et impose ses partis pris. Avec lui le risque de s’abîmer dans le Nirvana est nul. Jamais le moindre regard pour la soliste, heureusement familière de son partenaire. Chez Yeree Suh, à pleine voix comme à fleur de lèvres, tout est juste et parfait. Le legato, la conduite et le modelé de la phrase sont exemplaires. C’est à la fois pensé, pesé, conduit avec un naturel qui force l’admiration. La plénitude sans la lourdeur, la fraîcheur, la lumière sans l’éblouissement. On rêve de l’écouter avec un chef familier du répertoire et attentif à la voix.
Qui ne connaît Till Eulenspiegel ? Du roman magistral de Charles de Coster, Strauss ne retient que le farceur, sifflant et chantant, qui se joue des importants, des hypocrites et des imbéciles, ce qui le conduira au gibet. Le programme est clair : Till est un beau diable, vif, séducteur, provocateur, et sa caractérisation est parfaite. L’orchestration est étincelante, raffinée, la forme aboutie. Le clarinettiste, le corniste nous éblouissent. Malgré un début un peu plat, la virtuosité orchestrale est bien servie par Anima Eterna.
Les quatre lieder suivants, à l’égal des précédents, sans une charge émotionnelle aussi forte, connaissent les mêmes réussites et la même faiblesse. Les orchestrations leur confèrent une dimension singulière et en renouvellent l’écoute. « Die heiligen drei Könige » (1906) confirme les qualités d’émission et de phrasé de Yeree Suh : la magie de Noël, avec l’expression juste, la projection idéale. Dans « Waldseligkeit », (1901), comme au début de « Frühling », la puissance des basses rend l’incise du chant difficilement perceptible. Chargée d’une émotion contenue, la ligne est splendide, avec une rare intelligence du texte. On croit redécouvrir « Wiegenlied », la célèbre berceuse, orchestration de 1900, tant cette dernière la magnifie. « Zueignung » (1885, orchestrée en 1940) est une page post-romantique, passionnée, où se conjuguent fougue et ferveur. Notre bonheur d’écouter la soliste est un peu altéré par cette direction incapable de réaliser les équilibres subtils entre l’orchestre et la voix. Même s’il y a prouesse vocale, jamais le chant ne porte la marque de l’effort : les aigus clairs et naturels, un médium charnu, des graves réels, Yeree Suh est une soprano rare par ses moyens et par l’intelligence de son chant. On la connaissait dans les répertoires baroque, romantique et contemporain : c’est aussi une authentique straussienne.