Nous nous sommes fait avoir. C’est le sentiment qui nous envahit au sortir de cette représentation de Salomé de Strauss à l’Opéra Ballet de Flandre. Oui, nous nous sommes laissés avoir par l’image fabriquée autour d’un jeune metteur en scène allemand décrit comme le nouvel enfant terrible de l’opéra. Après des années à fréquenter des salles, après des années à rencontrer des spectacles et des artistes, nous croyons encore aux histoires qu’on nous raconte. Mais nous n’avons plus l’excuse de la curiosité et du bénéfice du doute ; ce qui reste, c’est le goût amer sur la langue de l’imbécile heureuse que nous sommes.
Après l’autocritique, la critique. Tourner Salomé de Strauss en ridicule comme le fait Ersan Mondtag relève du tour de force. Si c’était là chose volontaire, c’est réussi, et c’est une catastrophe. Si c’était involontaire, c’est juste une catastrophe. Car toute cette performance relève du cabotinage, voire de la parodie. L’absence criante de propos, de théâtre, de caractérisation des personnages, de direction d’acteurs avec, pour comble de tout, des actions à ce point mal jouées qu’elles relèvent d’une pitrerie à peine déguisée, nous plongent dans un abîme de malaise et d’incrédulité. La salle pouffe de rire. C’est qu’il faut voir comment Jochanaan, une fois sorti de sa geôle les yeux bandés, ostentatoirement inoffensif, se roule de douleur par terre comme dans un vaudeville sous les coups effleurés de Salomé. Il faut voir comment cet homme affublé d’un pagne découpé dans une couche culotte en jute et qui se déplace comme un animal apeuré est mis en joug comme le plus grand des criminels par trois soldats de part et d’autre de la scène. Toutes les actions, même les plus simples, sont ridicules d’invraisemblance, au point que de toute évidence, les chanteurs eux-mêmes n’y croient pas, eux-mêmes embarrassés d’être ainsi entraînés dans cette mascarade grotesque par l’un des metteurs en scène les plus recherchés du moment. Et que dire de cette lecture pseudo-féministe du final où Salomé, entourée d’un cortège de sbires armées, brandit la tête coupée de Jochanaan en signe de victoire devant les cadavres de sa famille assassinée ? Est-ce cela le féminisme, célébrer la puissance du sexe féminin en coupant la tête de tous les hommes ? Ou est-ce là tout simplement et plus prosaïquement la victoire d’une hystérique que le pouvoir a rendue folle ? C’est en tout cas confondant de finesse et de profondeur.
Et ce n’est pas la scénographie qui viendra sauver ce vide théâtral. Visuellement, deux décors se succèdent alternativement sur une tournette. Au recto : un palais aux allures de château fort d’un gris poussiéreux et flanqué de deux visages sculptés que l’on devine être ceux d’Hérode et d’Hérodias. Cette construction mégalomaniaque de style soviétique abrite au verso la grande pièce principale du palais dominée par le rouge de la luxure, où s’affaire une vie de cour dont les costumes cent fois revus sont attifés de nichons jusqu’au sommet des crânes. L’atmosphère décadente inspirée par le livret est donc ici associée à l’exercice d’un pouvoir dictatorial, bien que le spectateur ne ressente pas l’ombre d’un effroi qu’elle est censée inspirer. Il est assez ironique de voir un jeune metteur en scène à qui l’on a probablement demandé de « dépoussiérer » l’opéra, de faire ce qu’il y a de plus poussiéreux.
© OBV - Annemie Augustijns
Malgré l’annonce de chanteurs souffrants, la distribution ne nous a pas non plus convaincue en ce soir de première. Mais ce qui est plus problématique, c’est que nos réserves concernent les rôles principaux qui, excepté pour Hérodias, héritaient tous d’une double distribution. Astrid Kessler, qui interprétait le rôle de Salomé, était semble-t-il souffrante et, malheureusement, ses aigus ne sortaient pas. Il était très courageux de la part de la soprano de donner ainsi tout ce qu’elle pouvait, vocalement et scéniquement, quoique sa santé eût mérité qu’elle soit remplacée. Dominée par une situation qui lui échappait, il était très douloureux de la voir ainsi se débattre avec ce rôle redoutable qui ne laisse pratiquement aucun répit. L’interprète de Jochanaan, Kostas Smoriginas, possède indiscutablement une belle voix au timbre riche et au son plein, mais son jeu est inexistant et son style scolaire. Même si le metteur en scène a oublié de diriger ses acteurs et les a laissés en carafe, la manière dont le baryton-basse attendait le départ du chef pour attaquer son premier air hors de prison, comme s’il était au concert, aurait dû être savamment travaillée. Quant à Angela Denoke, dans le rôle d’Hérodias, bien que les medium de son registre soient bien présents, ses aigus étaient cependant poussifs et ne sonnaient pas juste. Thomas Blondelle était finalement le seul à camper son personnage avec théâtralité, même si ce n’était pas avec la plus grande des finesses, et c’est le moins que l’on puisse attendre d’un personnage caractérisé par le cynisme, la luxure et l’extraversion. Si la voix était bien projetée, les aigus étaient cependant chantés en voix mixte avec une intensité moindre, créant aussitôt une sorte de rupture dans la projection.
A l’image de ce château qui ouvre la première scène, tout est ici poussiéreux. La fosse et la scène sont comme deux mondes qui ne se regardent pas, qui ne s’écoutent pas. Sans doute l’Orchestre symphonique de l’Opéra Ballet de Flandre, avec à sa tête Alejo Pérez, exécutait la partition comme elle est écrite. Mais il n’y avait pas d’émotions, il n’y avait pas de frissons parce que là non plus, il n’y avait pas de tension, de dramaturgie, de théâtre en somme.