Le roof bar d’un hôtel new-yorkais de demi-luxe, à la décoration très seventies, de longs canapés blancs, des luminaires un peu désuets aussi, une flopée d’hôtesses en mini-robes juchées sur des sandales à plate-forme dorées, une ambiance évoquant Casino (de Scorsese). Un faux-chic, un peu passé de mode, un Hérode dont le costume bleu marine, la cravate orange brillante et la blondeur artificieuse rappellent furieusement (c’est la cas de le dire) qui vous savez… Une Hérodiade habillée trop court pour son âge, et surmontée d’un casque de cheveux crêpés, tout à l’heure des Juifs en casquettes MAGA…
Les photos qui circulaient de la mise en scène de Kornél Mundruczó nous avaient prévenus : ce Salomé serait trumpisé et poserait à nouveau la lassante question de l’anachronisme et de ce qu’il apporte (ou pas) aux opéras du répertoire.
Une énième transposition
Mais bref, nous sommes au dix-huitième étage d’une tour et il y a du monde au bar, les serveuses qu’on a dites, des messieurs en costume qui boivent un verre (la pause d’une journée de congrès, peut-être) dont un homme jeune de belle allure, flanqué de son assistante. On devine que c’est Narraboth (dont le page est ici devenu une jeune femme, ce qui soit dit en passant gomme l’ambiguïté des relations entre ces deux personnages).
Il y a là aussi une petite jeune femme, en blouson de cuir et pantalon flottant, à la situation imprécise. Sans doute qu’elle s’ennuie vaguement, qu’elle attend qu’il se passe quelque chose (« Il peut arriver un malheur », dit le/la page à trois reprises). Hérode vient se faire servir un whisky (disons). « Le tétrarque a l’air sombre », remarque un des hommes vautrés.
Soudain en arrière-fond une voix sort on ne sait d’où, ah oui, c’est de l’ascenseur, et comme on connaît l’œuvre on cherche Jochanaan et on l’entrevoit, bouclé derrière le hublot, sous la surveillance de deux gardes aux Rayban noires. Il fallait bien un substitut à la fosse. Dommage que les premières imprécations du prophète en sonnent assourdies, à peine audibles dans le brouhaha de ce fichu roof bar.
Quand la musique balaie l’anecdotique
C’est d’ailleurs quand pour la première fois le prophète sera extrait de sa cabine et qu’enfin la grande voix de Gábor Bretz pourra déployer ses larges phrasés qu’on aura le sentiment que le drame commence vraiment. Il y a toujours un moment où la force de la musique balaie l’anecdotique, en l’occurrence ce sera avec les « Wo ist er ? » de Jochanaan, sur de superbes accords des cors et trombones.
De longs cheveux filasses, une barbe hirsute, un sweet à capuche et des baskets sales, bref le cliché. En revanche, une plénitude vocale, un sens de la ligne, une force intérieure, une vérité, contrastant avec le clinquant de tout ce qui l’entoure. C’est une voix très longue, cuivrée, d’une projection dominant sans difficulté les forte de la fosse. Gábor Bretz a notamment été l’impressionnant Jochanaan de la Salomé de Salzbourg mise en scène par Castellucci en 2018, disponible en DVD.
Son apparition coïncide avec le premier des trois interludes, moment où l’Orchestre de la Suisse Romande dans un de ses très grands soirs peut déployer la marqueterie orchestrale de Strauss dans tout son luxe : les grands phrasés des cordes (avec toujours la tentation de la valse), d’impérieux chorals des cuivres, d’une rutilance vibrante, des bois fruités, la direction de Jukka-Pekka Saraste tient la gageure d’être toujours fluide et claire, mais capiteuse en même temps, jamais écrasante, étirant les lignes jusqu’à leur terme et quasi chambriste dans son souci de restituer toute la palette des couleurs, appuyée sur des textures graves (contrebasson, contrebasses, tuba) formidables.
C’est le moment aussi où la voix d’Olesya Golovneva donnera le sentiment de prendre véritablement son envol, après avoir paru dans sa toute première apparition peiner à trouver son homogénéité. Il est vrai que Strauss ne facilite pas la tâche des chanteurs en entretissant dans la première scène les interventions très courtes de multiples personnages (et la mise en scène non plus qui les éparpille aux quatre coins du bar).
Mais très vite son numéro de charme avec Narraboth lui avait donné prétexte à déployer sa voix et à dérouler de longues phrases envoûtantes. Aguicheuse et fragile à la fois, elle n’avait pas eu de mal à circonvenir Narraboth, incarné avec beaucoup de finesse par l’excellent Matthew Newlin (méconnaissable avec des cheveux…) dont la voix claire avait envoyé fièrement les « Comme la princesse Salomé est belle ce soir » qui ouvrent le drame.
On le verra construire avec justesse le désarroi du personnage, témoin impuissant de l’assaut mené par Salomé contre la vertu de Jochanaan. Réfugié derrière le bar, il essaiera de faire taire sa jalousie ravageuse, d’abord en sifflant force petits verres, puis en buvant carrément à la bouteille…
La superbe Salomé d’Olesya Golovneva
Mais c’est surtout la performance magnifique d’Olesya Golovneva qui subjugue, la façon dont elle mobilise ses ultimes ressources, son implication éperdue pendant les différentes étapes de cette longue entreprise de détournement de prophète (son corps, les cheveux, ses lèvres…) tandis que les futurs thèmes de la danse des sept voiles défilent à l’orchestre. Frêle, menue, elle dessine une Salomé audacieuse et solitaire, femme-enfant se réfugiant sous ses écouteurs pour s’isoler du monde, mais la longueur de la voix, l’aisance des aigus, la maîtrise des longues phrases, la puissance des forte, font contraste avec sa mince silhouette. Jochanaan a beau clamer ses « Arrière fille de Babylone, fille de Sodome ! », elle monte à des sommets, portée par le formidable crescendo orchestral que conduit Jukka-Pekka Saraste, jusqu’au climax du second interlude.
Et c’est sur cette nouvelle déferlante sonore éblouissante que s’inscrira la scène violente du suicide de Narraboth qui dans un moment de délirium s’ouvrira les veines. Son cadavre sanguinolent sera abandonné un moment au coin de l’ascenseur, avant qu’on ne l’évacue en le traînant par les pieds.
Hérode, c’est John Daszak, lui aussi familier du rôle (il était également de la version Castellucci de Salzbourg). Il assume avec humour la concupiscence et le grotesque de son personnage à la Trump, dont il glapit les répliques en acteur consommé. Le tétrarque essaie de séduire sa belle-fille en lui offrant des fruits, mais c’est plutôt sa main qu’elle mord, fillette et tigresse à la fois. Puis il l’assoit sur ses genoux (« Je t’offre le trône de ta mère », dit-il.…)
La mise en scène continue de filer sa métaphore américaine, somme toute assez bénigne par rapport au moindre flash d’information ces jours-ci. Et la scène de la dispute des Juifs y ajoutera sa touche de burlesque : on aura vu s’approcher du bar cinq personnages pittoresques, costauds ou gringalets, avec lesquels viendront polémiquer deux Nazaréens (on remarque au passage la belle voix de basse de Nicolai Elsberg). Jochanaan lançant ses imprécations depuis sa cabine et Hérodiade (Tanja Ariane Baumgartner) essayant de le faire taire se joindront à cet ensemble d’une redoutable difficulté et mené par tous avec brio.
Un viol
Enfin Salomé acceptera de danser et, après avoir retiré ses écouteurs de ses oreilles, sortira un instant pour revenir en longue robe fluide et sandales dorées. Sur la première partie de la danse des sept voiles on la verra, dans un halo lumineux, se barbouiller les lèvres en noir, sniffer la poudre que lui aura donnée un des gardes, boire au goulot de quoi se donner du courage, puis aller chercher Jochanaan dans son ascenseur pour qu’il la voie commencer une manière de danse gymnique avec les sept barmaids, ses doubles en somme, puis commencer à onduler lascivement pour se laisser enfin emporter par la frénésie de la musique, enlever sa robe et rester dans un body sur lequel elle dessinera au feutre deux seins et un pubis, de quoi exacerber le désir d’Hérode qui, n’y tenant plus, l’entrainera vers l’ascenseur.
Pas besoin d’insister, c’est bien d’un viol qu’il s’agit. L’orchestre s’emballe et on devine ce qui se passe derrière le hublot.
Cette danse des sept voiles est un nouveau grand moment orchestral : le tempo très lent, très ondulant de la première partie, les premiers appels de hautbois ou de flûte, les houles des violons, le tempo de valse lente, la grande phrase voluptueuse des violoncelles, la lente montée de l’exaspération, les variations de dynamique, les convulsions finales… C’est une page symphonique superbe que trace à nouveau Jukka-Pekka Saraste.
Pendant ce temps, de l’autre côté de la scène l’atmosphère tourne au franchement décadent. Non moins échauffée qu’Hérode, Hérodiade, qu’on aura d’abord vue autoriser quelques privautés sur la banquette à l’un des gardes, dont la tête se sera enfoncée sous sa robe, entreprendra d’exciter tous les mâles présents, Juifs, Nazarééens, soldats en tous genres, tous lui tournant autour dans une espèce de ronde, jusqu’au moment où la musique retombera.
Alors Hérode réapparaît en reboutonnant son pantalon.
Et on attrape au vol une image furtive très intrigante : la porte de l’ascenseur s’ouvre et on y voit Salomé et les sept filles, dans une manière de hurlement muet, une manière de happening explicitant le « Stop it » qu’on l’avait vue un moment plus tôt écrire au rouge à lèvres sur le miroir de l’ascenseur : « Stop it », sous-entendu : la violence des mâles-prédateurs.
Violence dont attestera aussi la trace d’hémoglobine sur la cuisse de Salomé. Qui demandera le prix de ce viol, à savoir la tête de Jochanaan.
Un sommet de kitsch
Son obstination suscitera le moment le plus croquignolet de la soirée, un sommet de kitsch réjouissant : la scène des offrandes qu’Hérode proposera à sa belle-fille en guise de substitut au malheureux Jochanaan (dont Hérodiade aura déjà rasé le crâne).
On verra d’abord entrer un bourreau revêtu d’une cagoule de paillettes vertes (un Tarnhelm ?) en guise d’émeraude, puis quatre drag-queens masquées et emplumées figurant les paons blancs (sous les masques desquelles on reconnaîtra entre autres Narraboth et un Nazaréen) et pour ce qui est des bijoux une big apple, une grosse pomme verte miroitant (style boule au plafond de dancing), une paire de cerises puis une banane du même acabit, tout aussi démesurées, tout cela suspendu aux cintres au-dessus d’un final avec toute la troupe, girls et boys d’un music-hall de sous-préfecture… Un spectacle si extravagant qu’on en oubliera presque d’écouter le grandiose John Daszak pourtant monumental dans ce morceau de bravoure.
Un autre spectacle
Alors on va avoir le sentiment de changer de mise en scène. Le vaste décor de bar d’hôtel se scinde en deux, chaque moitié partant en coulisses. Sur la scène toute noire, Salomé reste seule, toujours en body. On entend le simple accord de la décapitation. Et l’on voit lentement, dans la pénombre et quelques fumées, avancer une colossale tête coupée de Jochanaan. C’est devant elle que Salomé va commencer son monologue final, cette scène qui semble l’aboutissement de l’opéra (et finalement ce qui intéresse le plus Strauss, comme bientôt les scènes finales du Rosenkavalier, d’Ariadne auf Naxos ou Capriccio).
D’abord furibarde, sur un orchestre en fusion, de crainte que son tribut ne lui soit refusé, elle se calmera dès que la tête lui apparaîtra.
À nouveau, Olesya Golovneva fascine dans cette longue harangue qu’elle adresse à ces paupières qui ne veulent pas la regarder, à cette bouche qui ne veut pas lui parler…
Et tandis qu’à nouveau elle montera à des sommets d’expression, et que l’orchestre rejouera aux cordes le plus voluptueux de la danse des sept voiles, on verra lentement sortir d’une narine, de la bouche, de l’oreille les doubles de Salomé, et même d’une paupière qui s’écartera.
Parfois l’invective flamboyante s’apaisera, et c’est plus amoureuse que jamais que s’élèvera la voix formidable de la chanteuse. Dix-huit minutes incandescentes, très souvent sur les confins de la voix, et magnifiques de tenue, de fermeté, de phrasé, de force. Et d’incarnation.
Les sept doubles de Salomé, seins nus, s’aligneront avec elle. Sur l’une ou l’autre, on verra inscrits à nouveau les « Stop it ! », par conviction ou précaution, on ne sait.
Une ultime bouffée lyrique souveraine s’élèvera, superbe, rayonnante : « Ich habe deinen Mund geküsst, Jochanaan », avant que, surgissant grotesquement de l’oreille de Jochanaan, Hérode ne beugle son « Man töte dieses Weib – Qu’on tue cette femme ! »
Conclusion d’un spectacle superbe musicalement, et d’abord par la grâce de sa formidable interprète principale (pour qui c’est une prise de rôle), et par la performance de l’orchestre, autre protagoniste essentiel.