D’abord la toute fin, quand le rideau tombe sur la mort de Salome. De très longues secondes s’égrènent – on comprendra qu’elles permettront à l’héroïne de se changer. Puis le rideau se relève enfin et toute la salle avec lui, face à Asmik Grigorian, seule à saluer et comme encore sonnée. Elle vient de rendre une copie parfaite, sans doute le pressent-elle, le public quant à lui ne s’y trompe pas.
Hambourg donne ce soir-là la deuxième représentation de la nouvelle production de Salome. Georges Delnon, l’intendant du Staatsoper Hamburg, a demandé à Dmitri Tcherniakov de revenir sur les bords de l’Alster après une Elektra donnée il y a deux ans et avant un autre Strauss l’an prochain, on ne nous dit pas lequel. Mais Tcherni a posé ses conditions : recréer le couple Violeta Urmana – John Daszak qui figuraient Klytämnestra et Ägisth – ils seront donc Herodias et Herodes et, surtout, gagner la confiance d’Asmik Grigorian qu’il considère comme la meilleure Salome du circuit. A coup sûr Tcherniakov a fait le bon choix. Asmik Grigorian avait réussi une prise de ce rôle remarquée en 2018 à Salzbourg, ce qui l’avait amenée à le reprendre à Vienne, Londres, Madrid et Milan. Ici, elle se plie aux exigences du metteur en scène russe avec une intelligence et un engagement dévastateurs. Il y a une telle dissemblance entre la silhouette gracile, fragile même, qui se met quasiment à nu sur scène, et la voix pétrifiante qui émane de ce corps de jeune femme. L’ambitus du rôle est extrême et Grigorian habite tous les étages ; elle s’empare des graves avec voracité, et va chercher aux tréfonds d’elle-même les ressources pour nous faire don de fortissimi au tout haut de l’échelle. On pense qu’elle n’y arrivera pas, on pense que le « Ich habe ihn geküsst, deinen Mund » final est hors de sa portée ou qu’elle finira par y trébucher. Que non ! Non seulement elle nous assène sans faillir toutes les notes sans exception mais il n’y a pas une once de fébrilité à déceler. L’énergie qui émane de ce personnage est stupéfiante. Mais si Tcherniakov la voulait précisément pour ce rôle, c’est aussi pour ses qualités d’actrice, parce qu’il pressentait qu’elle se plierait à l’originalité de sa proposition.
© Monika Rittershaus
On le sait, Tcherniakov transpose tout le temps ; on se souvient de son Ring berlinois et de son centre d’expérimentations humaines, on a aussi en mémoire son Così fan tutte aixois (2023) avec ses trois couples de quinquagénaires en location saisonnière le temps d’un week-end. Pour ce Salome, l’action est transposée de nos jours (Herodes filme Salome avec son téléphone portable) : nous sommes dans un grand appartement bourgeois où vingt convives sont réunis pour l’anniversaire de Herodes. Il est notable que tous les protagonistes (y compris Jochanaan, en bout de table et dos au public, ce qui correspond assez bien à la voix venue de loin, de la citerne, que l’on devrait percevoir avant son arrivée sur scène) sont présents, quasiment tout du long. La table est somptueuse, les décors luxueux et toutes les armoires de rangement sont remplies de … bustes, ce qui va volontairement conduire le spectateur sur une fausse piste : ces bustes en effet ne préfigurent aucunement la tête de Jochanaan que l’on porterait sur un plateau en argent, ce genre de sauvagerie n’ayant pas lieu d’être dans une société aussi raffinée que celle autour de Herodes et Herodias. Au début de la pièce, Salome, chez qui l’on pressent très vite une terrible fragilité psychique, apparaît en complet décalage avec les invités de ses parents. Sa fascination pour Jochanaan devient visible par tous, elle s’approche de lui, le touche mais ne réussit jamais à le séduire ; avant la mort de Salome, Jochanaan se lèvera enfin de table et quittera la pièce, convaincu de son incapacité à la faire rentrer dans le droit chemin. La mort de Salome, qui tombe brutalement sans que personne ne s’approche d’elle, est donc celle de l’impuissance, davantage que celle de l’amour impossible. Malgré tous les artifices qu’elle déploiera, elle ne parviendra pas à faire varier celui qui est décrit comme un prophète de malheur, un charlatan comme notre époque en compte tant. Jochanaan est au centre des discussions, notamment celles entre les Juifs et les Nazaréens qui s’écharpent sur le sens à donner à ses élucubrations. Ces Juifs caricaturés dans la pièce, qui se disputent sur le droit chemin de la foi et sont dépeints comme des personnages de pacotille avec un sous-entendu antisémite, ont conduit, dans le contexte international actuel, à une prise de position de la direction du Staatsoper qui a fait figurer sur les programmes de salle : « Le texte de Salome contient des passages qui formulent des clichés antisémites. En raison de la situation actuelle, nous ne voulons pas laisser cela sans commentaire. Nous nous distançons expressément de toute forme d’antisémitisme. Notre travail artistique est synonyme de démocratie, de tolérance et d’humanisme », voici donc ce que formulent l’intendant Georges Delnon, le metteur en scène Dmitri Tcherniakov et le directeur musical Kent Nagano.
© Monika Rittershaus
Juifs, Nazaréens et soldats, qui forment le gros des convives, tiennent à merveille leurs querelles. Narraboth (qui, notons-le, ne se suicidera pas) est le très vaillant Oleksiy Pachikov, de la troupe, il est un amoureux éconduit crédible et impétueux. Kyle Ketelsen incarne Jochanaan. Celui-ci joue le rôle de l’invité surprise, celui que l’on a convié pour entendre et discuter les élucubrations. Capable d’une folle énergie, il possède un baryton sonore et expressif. Violeta Urmana trouve en Herodias un rôle davantage à sa mesure que Klytämnestra ; sa furie, dans la seconde partie de l’ouvrage est parfaitement rendue. Saluons la très brillante prestation du Herodes de John Daszak, qui passe par toutes les émotions avec une authenticité admirable et sans jamais fléchir. L’orchestre philharmonique de Hambourg est aux mains de son directeur musical, Kent Nagano. La symbiose est parfaite entre chef et musiciens. On entend les mille et une nuances d’une musique aux couleurs infinies, capable de nous éblouir et de nous submerger.
Ce spectacle peut d’ores et déjà être revu sur arte .tv qui avait filmé la première.