Proposition courageuse que de monter cette Salomé en région (1), d’autant plus que c’est une version française qui nous est proposée ici. (2)
Ni terrasse de palais, ni citerne, une lune cachée du début à la fin, un intérieur bourgeois du siècle passé – qui aurait pu convenir pour Capriccio – dans lequel se joue un huis clos entre gens de bonne compagnie. Jochanaan, comme les religieux juifs – débattant de la nature du prophète et de la postérité d’Elie – et les Nazaréens, sont les invités d’Hérode, entouré de ses proches. C’est désespérément sombre, seules les lumières blafardes (signées Patrice Willaume), réussies, et d’insensibles rotations de la scène tournante autoriseront des perspectives renouvelées. La lecture proposée par Joël Lauwers (3), transpose et édulcore. Où sont la violence, le dérèglement, la folie, la sensualité morbide, perverse ? La version chantée en français (4) – toujours clair, y compris des chanteurs étrangers – contribue à cette banalisation anémique d’un drame sulfureux en théâtre de boulevard, prosaïque. Ainsi, comment croire aux imprécations de Jochanaan, en costume croisé très chic, séduisant comme une huitre ? Pourquoi le faire revenir, en chair et en os, pour permettre à Salomé de lui baiser la bouche ? Une danse des sept voiles réduite scéniquement à quelques pas de valse de Salomé avec Hérode, pour changer ensuite de partenaires, dépourvus de la moindre sensualité, ne parlons pas de lascivité ? Des valises en carton contenant les effets de Salomé, les bijoux dont Hérode la pare ? Des textes chantés en contradiction flagrante avec la situation scénique ? On pourrait multiplier les interrogations. La mise à mort de Salomé par Hérode, d’une incroyable concision, n’a pas l’effet dramatique attendu, malgré le silence et l’obscurité. La chair est absente, et toutes les références du livret au Cantique des cantiques demeurent formelles, l’impudeur du désir de Salomé est tue. L’instinct dramatique de Strauss est visuellement dilué. Seul l’orchestre, sensuel, capiteux, luxuriant traduit les intentions du compositeur.
© Philippe Gisselbrecht - Opéra-Théâtre de l'Eurométropole de Metz
Les voix de femmes sont ici remarquablement distribuées, du page à Salomé. Salomé, aux traits et à l’attitude juvéniles, est une prise de rôle de Hedvig Haugerud, véritable révélation de la soirée, tant elle se joue des incroyables difficultés de la partition. La voix d’ange et de démon, autoritaire à l’occasion, est longue, fruitée, souple, aux graves nourris, aux aigus aériens comme fiers, un très grand soprano lyrique sinon dramatique. Certes, on est en retrait de l’incarnation de l’adolescente, subjuguée par le prophète et sa beauté, qui se mue en une ingénue perverse, mais la responsabilité en incombe à la mise en scène et à la direction d’acteur. Jeune, fragile à l’occasion, malgré sa stature, mais aussi vivante, sinon brûlante. Magnifique de bout en bout, elle porte l’ouvrage malgré une lecture discutable. Tout nous ravit, avec les trois strophes magistrales du « Je suis amoureuse de ton corps ». Le monologue final est fascinant de vérité, à la vocalité incandescente. Ajoutez à cela que son français est des plus corrects, et vous aurez tout compris. Hérodias, séduisante reine, redoutable, altière, dominatrice ayant perdu son autorité sur Salomé, est Julie Robard-Gendre. Même si ses interventions sont limitées, elle fait forte impression, tant vocalement que scéniquement. L’émission est naturellement sonore, charnue, riche en séductions. Marie-Juliette Ghazarian campe un page attentionné dans ses conseils prémonitoires. L’émission est chaude, bien projetée, à suivre.
Il n’en va pas de même des hommes, hélas. Hérode, le tétrarque, Milen Bozhkov, se coule dans le projet du metteur en scène : usé, ni pervers ni réellement timoré, ni heldentenor, ni ténor bouffe, les moyens sont là, mais en jachère. Son hymne érotique à Salomé « Versez-moi du vin ! » est à l’image du personnage, sans relief. Sa névrose est anecdotique. Jochanaan, que l’on attend jeune, farouche imprécateur, animé d’une autorité spirituelle inébranlable, capable de troubler Salomé, est confié à Pierre-Yves Pruvot. Bien que familier du rôle, il n’a ni la grandeur ni l’humanité du sulfureux personnage. La direction d’acteur en porte sans doute une part de responsabilité. Assortie d’un ample vibrato, la voix manque d’autorité. Alors que Strauss le voyait comme un exalté « grotesque », il apparaît ici comme quelconque, ni farouche, ni séduisant. Par contre, Sébastien Droy nous vaut un Narraboth sensible, touchant. La pureté d’émission, la clarté d’un mozartien sont bienvenus pour cet emploi. Le lyrisme passionné nous touche. Les cinq Juifs et les deux Nazaréens font consciencieusement leur numéro (« En effet, Seigneur, il vaudrait mieux le remettre entre nos mains »). Même si une touche humoristique n’aurait pas été superflue, l’ensemble est solide.
Avec les voix féminines, c’est à l’Orchestre national de Metz Grand-Est, remarquablement conduit par une cheffe – Lena-Lisa Wüstendörfer – que l’on doit l’essentiel des émotions. C’est lui qui nous tient en haleine. Même dans la version seconde (5) que Strauss réalisa pour les fosses réduites (ici côtés jardin et cour, deux étages de loges de scène sont occupés par les musiciens, percussions, célesta…), la puissance dilatée, inouïe, est bien là, la violence, les accents comme la tendresse, la fraîcheur, la finesse chambriste. Les couleurs (le solo de contrebasson, les percussions qui, seules, marquent l’exécution du prophète, les mixtures…), les contrastes, les respirations, traduisent une direction claire, sans jamais la moindre lourdeur, cursive, qui met en valeur les figuralismes comme les phrasés, sculptés. Le souffle est bien là, le flux musical implacable, parfois suspendu. Jamais les voix ne sont couvertes, malgré la projection parfois défaillante de certaines voix masculines.
Le public, nombreux, mesure chichement ses applaudissements, certainement dérouté ou déçu par cette réalisation. Les chanteurs appelaient mieux car la plupart n’ont pas démérité, et des acclamations auraient dû en récompenser plusieurs, comme l’orchestre et sa direction.
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(1) Sauf erreur ou oubli, on n’a pas entendu Salomé à Metz depuis 1992, où Rita Gorr chantait Hérodiade, et Rémy Corazza Hérode. (2) C'est Strauss qui dirigea la première parisienne (8 mai 1907), à l'initiative de Gabriel Astruc, en allemand, qui suivait celle de La Monnaie, à Bruxelles (25 mars 1907). La version française de ce soir, non précisée, pourrait être la reprise de celle de 1910, signée Joseph de Marliave et Pedro Gailhard, éditée évidemment par Fürstner. (3) Qui l’a déjà montée à Dublin. (4) Le metteur en scène précise que Strauss aurait souhaité créer Salomé en français, à partir du texte de Wilde, mais en aurait été dissuadé par son producteur. (5) Version des « Dresdner Retouchen ».