« N’entrez pas, malheureux, vous risqueriez de tomber sur des images follement excitantes ! » C’est par une annonce explicitement alarmiste et implicitement aguicheuse que l’Opéra de Paris indiquait, à l’automne 2022, que la nouvelle production de la Salome de Richard Strauss, confiée à la metteuse en scène américaine Lydia Steier, comportait des scènes pouvant heurter la sensibilité de certains spectateurs. A l’heure de la reprise, le message de précaution demeure, sans que le parfum de scandale, déjà discret un an et demi plus tôt, ni ses possibles arrière-pensées commerciales, suffisent à déclencher des polémiques ou à remplir à ras bord l’Opéra Bastille.
Sur ce dernier point, il y aura de quoi nourrir des regrets, tant la distribution réunie pour l’occasion méritait qu’on tende l’oreille. Et tendre l’oreille, pour tout dire, est superflu quand Lise Davidsen s’empoigne de la princesse de Judée de toute sa voix. Pour ses « vrais » débuts devant le public de l’Opéra de Paris (après une Sieglinde pour les micros lors d’une Walkyrie confinée en 2020), la soprano norvégienne se montre d’emblée à la hauteur de sa sensationnelle réputation : instrument immense, projection facile, lueurs adamantines d’un timbre qui cède à peine de son homogénéité dans les confins du grave. Cela suffirait pour provoquer, logiques, les ovations du public. Mais Lise Davidsen ne se contente pas d’étaler sa voix ; elle sait remarquablement l’utiliser, l’infléchir, l’effacer presque pour s’aventurer aux frontières du Sprechgesang, et dessiner une héroïne plus uniformément juvénile qu’attendue, moins perverse que perdue, grande jeune fille jetée chez les rapaces, et qui laisse exploser, dans une scène finale brûlante, sa dévorante envie d’être aimée. C’est si beau qu’on se contenterait presque d’un entourage de faire-valoir, mais rien de tel ce soir : le Prophète de Johan Reuter n’a pas le volume de sa partenaire, mais compense par une élocution, une éloquence admirables. D’éloquence, Gerhard Siegel n’en manque pas non plus, qui fait un Hérode montrant tout de suite, sous ses cabotinages déjantés et sa tignasse peroxydée, ses penchants criminels. Son épouse, poitrine siliconée en étendard, Ekaterina Gubanova l’aborde bien plus jeune que beaucoup de ses consœurs, et c’est tant mieux : les coups d’éclats et les vociférations lancées par Herodias, le redoutable défi de ce phrasé où chant, cri, rire et sarcasme se percutent en permanence, méritent des chanteuses en pleine possession de leurs moyens. De ce très beau casting straussien émerge enfin, au milieu d’impeccables seconds rôles, le Narraboth luxueux et séduisant de Pavol Breslik.
Mais un très beau casting straussien aura toujours besoin de son orchestre : celui de l’Opéra de Paris se montre, ce soir, en très grande forme, décantant ses timbres avec délices. La direction de Mark Wigglesworth, très efficace pour organiser les masses sonores dans les interludes qui accompagnent l’ouverture et la fermeture de la citerne où Iokanaan est enfermé et déchaîner un formidable maelstrom sonore, semble cependant moins habile pour souligner les aspects « décadence fin-de-siècle » d’une partition si fascinante par ses audaces, son usage des silences et de l’ostinato, son pressentiment génial de l’atonalité, son orchestration irréelle qui conduisaient Richard Strauss lui-même à recommander de « diriger Salome et Elektra comme du Mendelssohn : de la musique de fées. »
A cet égard, fosse et scène sont sur la même longueur d’ondes, préférant ensemble à la féerie une même esthétique grandiose et brutaliste. Ainsi sa pornographie supposée ne constitue pas le trait caractéristique du spectacle de Lydia Steier, mais s’inscrit plutôt dans une ambiance générale poisseuse où la cruauté annihile toute humanité. Située dans une arrière-cour, l’intrigue laisse voir, par une fenêtre, les sévices et les meurtres auxquels s’adonnent les invités d’Hérode, à mi-chemin entre jet-set sous drogue dure et Manson family. Dans cet univers voué au crime et à la perversion, les tournantes et la Danse des sept voiles revisitée en gang-bang ne sont qu’une partie du décor, au même titre que les armes et les masques à gaz des soldats. On pourrait ironiser sur la facilité de tels procédés, devenus banals sur les scènes de théâtre et d’opéra, mais Steier s’en empare avec plus de moyens que d’autres : une vraie direction d’acteurs, au service d’une vision de son héroïne en victime, une Lolita assassinée avant la scène finale, dans laquelle son âme, unie à celle de Iokanaan, s’envole en apothéose vers les cintres. Reste à trouver l’artiste capable d’endosser une telle incarnation ; nous l’avions ce soir !