Accoupler Le Rossignol aux Mamelles de Tirésias pour conclure la trilogie Poulenc au Théâtre des Champs-Élysées semblait sur le papier une idée saugrenue. De fait, elle l’est. Olivier Py a beau invoquer Thanatos et Éros, un « conte pour enfants » et un « conte pour faire des enfants », l’envers et l’endroit d’un même théâtre en un jeu judicieux de miroir : l’association s’avère bancale.
L’Empereur de Chine agonise dans les coulisses d’un cabaret nommé Zanzibar pendant que, sur scène, on joue Les Mamelles de Tirésias. Thérèse et le Rossignol se confondent, le Chambellan côté pile devient directeur de théâtre côté face, le Pêcheur n’est autre que le Journaliste. Autour d’eux rode la mort, dont le décor dessine la tête en ombre chinoise. De trop épaisses ficelles ligotent la féerie mise en musique par Stravinsky. Privée de poésie, l’intrigue s’avère difficile à suivre si l’on ne connaît pas l’argument. Des applaudissements perplexes accompagnent le tomber de rideau.
Tout autre est l’enthousiasme débordant engendré par la deuxième partie. Avec Les Mamelles de Tirésias, Olivier Py peut donner libre cours à sa fantaisie. L’univers de la pièce entre en congruence avec un vocabulaire scénique qui cette fois intervient à propos, entre Broadway, Barnum et peep-show. La musique même de Poulenc, sa pulsation, ses humeurs, trouve dans le théâtre de Py un juste écho. Le rire grince juste ce qu’il faut. Organisés autour d’un immense escalier, les numéros se succèdent à la manière d’un music-hall sous substance illicite, ponctués de gags, en une chorégraphie virtuose qui suscite l’admiration.
Les chanteurs doivent se faire autant comédiens que danseurs pour répondre aux exigences de la mise en scène. Le succès de la représentation tient aussi à leur performance vocale et théâtrale.
Le Rossignol fait valoir l’extraordinaire musicalité de Sabine Devieilhe qui se joue des coloratures du rôle. La précision de l’aigu en ses limites les plus extrêmes n’a d’égal que la pureté de l’émission. La voix portée par un souffle inépuisable semblerait manquer de chair pour rendre crédible l’agitation suffragette de Thérèse si la soprano ne faisait montre d’un abattage insoupçonné. Le chant parvient à prendre corps dans le médium sans que sa délicatesse ne soit compromise.
En mari bafoué, plus qu’en Empereur de Chine réduit à peu d’interventions, Jean-Sébastien Bou livre également une performance d’acteur remarquable, contraignant sa voix aux contorsions obligées par une partition transgenrée. La dignité de son baryton poussé dans ses retranchements rend d’autant plus hilarante la transformation en écuyère de cirque.
Qu’il soit pêcheur, journaliste à l’accent parigot ou Monsieur Lacouf levant la jambe tel Valentin le désossé, Cyrille Dubois conserve cette grâce qui fait le ténor funambule, en équilibre sur une ligne tracée d’un seul trait, souple, tendre et vif.
Victor Sicard et Francesco Salvadori, l’un gendarme, l’autre M. Presto, harnachés de cuir SM tels ces mauvais garçons auquel Poulenc aimait titiller la moustache ; Rodolphe Briand, travesti dépoitraillé puis fils indigne en lapin de Pâques ; Chantal Santon Jeffery bourgeoise décalée ; Lucile Richardot, Marchande de journaux costumée en Mort… Des seconds rôles, tous drôlement campés, se détache Laurent Naouri, M. Loyal du délire collectif dont il donne le coup d’envoi. Servi par une diction limpide, phrasé avec une gourmandise qui ne laisse aucun mot au hasard, porté avec emphase ou au contraire murmuré avec émotion, chanté donc – et comment ! – mais aussi mimé, dansé, son prologue des Mamelles est une des raisons de courir au Théâtre des Champs-Élysées d’ici le 19 mars*.
La répartition judicieuse de l’Ensemble Aèdes sur scène en spectateurs de la pièce, dans la salle aussi, fait du chœur un autre des éléments clés de la soirée.
Francois-Xavier Roth a la tête des Siècles accompagne le tout de la recherche d’authenticité qui lui est coutumière. Les instruments sont choisis en fonction de la date de création des œuvres. Un même scrupule musicologique dicte une direction d’orchestre équilibrée, analytique chez Stravinsky, lyrique voire canaille chez Poulenc qui prend là une nouvelle revanche posthume. Jugé avec condescendance de son vivant, le compositeur des Mamelles de Tirésias s’avère aujourd’hui incontournable. Son premier opéra n’est pas seulement en phase avec les préoccupations de notre époque ; ainsi représenté, il apparaît comme un pied-de nez nécessaire à la morosité et la moralité ambiantes.
* Diffusé sur Mezzo le 28 mars 2023, sur Medici TV à partir du 31 mars 2023 puis sur France Musique le 15 avril 2023 à 20h, le spectacle devrait être prochainement en ligne sur la chaîne YouTube du Théâtre des Champs-Elysées.