C’est la première fois qu’est donné Gypsy en France et l’on peut s’étonner que ce standard de Broadway, considéré comme un chef-d’œuvre du genre, ait été si longtemps ignoré dans l’Hexagone. Pourtant, d’aucuns considèrent que le musical de Jule Styne est en quelque sorte la mère des comédies musicales et l’œuvre a été proposée plus de 2000 fois depuis sa création en 1959, avec à l’affiche toutes les divas de Broadway au style mature dans le rôle de Rose. Ce personnage de mère abusive, pour ne pas dire toxique, décidée coûte que coûte à faire de ses enfants des stars, est inspiré d’une femme bien réelle, qui a voulu sortir de sa condition en se servant de ses filles et pour cela n’hésite pas à falsifier leurs actes de naissance pour contourner les lois en vigueur sur le travail des enfants dans les années 1930. La comédie musicale s’appuie sur les Mémoires de Gypsy Rose Lee, l’une des filles de Rose, célèbre pour ses numéros de striptease. Car oui, si l’une des filles se marie, l’autre devient bien une star, mais de l’effeuillage… Le musical de Jule Styne jouit d’une partition virtuose qui swingue, d’airs captivants, d’un livret d’Arthur Laurents très bien équilibré et surtout des lyrics du jeune Stephen Sondheim.
C’est donc avec grand intérêt et curiosité que les amoureux du musical se sont pressés à la Première du spectacle, ambitieuse coproduction de l’Opéra national de Lorraine et de la Philharmonie de Paris avec les Théâtres de la Ville de Luxembourg, le Théâtre de Caen et l’Opéra de Reims. Très alléchante, la présence des complices Laurent Pelly et Natalie Dessay dans une version semi-scénique pour un hommage appuyé au monde du music-hall est un attrait supplémentaire. Une fois accepté le dispositif scénique minimaliste pour une scène plongée dans le noir, sachant que l’orchestre est placé en contrebas au centre de la scène encadrée par des allées et des passerelles bordées de néons, ce sont un peu plus de deux heures de numéros entraînants et efficacement chorégraphiés qui se succèdent.
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Laurent Pelly, en grand routinier, réussit sans peine à animer les espaces de circulation et dynamiser l’action. Les changements de scènes sont simplement signifiés par des panneaux sur lesquels sont inscrits les noms des lieux successifs, cartels portés par de jeunes gens qui traversent la scène comme autant d’intertitres pour un show stylisé à l’extrême. Les chorégraphies de Lionel Hoche sont bien réglées et les costumes de Laurent Pelly rehaussent les personnalités des différents protagonistes. Le choix du rouge pour les vêtements de Natalie Dessay contrastant sur le noir des costumes de ville de ses partenaires ne fait que renforcer l’omniprésence de la diva sur scène. Le vrai personnage principal de cette œuvre, c’est elle, sans conteste. Un rôle qui est une véritable prise de risque, puisque la soprano colorature qui a changé de registre se produit aux côtés de celle qui est sa propre fille dans la vie, Neïma Naouri, dans le rôle de Gypsy. Rappelons tout de même que la jeune fille est exploitée pendant toute son enfance, faire-valoir de sa sœur aînée plus douée qu’elle. Elle sera poussée sur le devant de la scène après que sa sœur a convolé avec l’un de ses partenaires et finira par devenir effeuilleuse, dans un genre assez différent de celui rêvé par son ambitieuse génitrice. La mise en abyme entre le théâtre et la vraie vie est délicate… Mais Natalie Dessay aborde son personnage avec gourmandise et enthousiasme, selon ses propres dires, car cela lui permet de jouer avec sa fille notamment dans un duo où toutes les deux sont magnifiques. Il est vrai que Neïma Naouri est très douée, qu’elle a le sens du rythme et une technique très sûre, avec une bonne prononciation de l’anglais, magnifiée par une capacité à faire vibrer son auditoire dans les moments où l’émotion la submerge et jaillit jusqu’à nous. Natalie Dessay, de son côté, force l’admiration par son énergie débordante toujours intacte, son expressivité tant vocale que gestuelle et ce charisme qui la caractérise. Elle semble avoir pris un plaisir fou à incarner cette mère exclusive et égoïste à l’extrême avec une jouissance non déguisée. De ce personnage à l’emporte-pièce qui pourrait être perçu comme purement négatif, elle parvient sans peine à révéler toute l’humanité et le combat sans faille pour sortir ses enfants d’une condition peu enviable et d’une vie décevante. La soprano colorature qui avait fasciné le public de Nancy en 1996 dans Lakmé a développé une voix où les graves se sont affirmés, avec une technique qui correspond bien au répertoire du musical. Cela dit, on pourra reprocher à la diva son anglais pas toujours très convaincant.
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À leurs côtés, Medya Zana tient la dragée haute dans le rôle de June, la sœur aînée, parfaitement à son avantage tant dans le chant que les numéros dansés et parlés. On retiendra également la très belle et noble prestation de Daniel Njo Lobé dans le rôle de Herbie, l’amoureux de Rose qui sert d’agent dévoué à la petite famille. L’anglais ne présente aucune difficulté pour lui et lui aussi est à l’aise dans tous les registres, sorte de figure tutélaire du spectacle. La très belle surprise du spectacle réside dans la présence époustouflante et bluffante du jeune Antoine Le Provost, 19 ans, dans le rôle de Tulsa. Quelque part entre Fred Astaire et Gene Kelly, le jeune homme a de l’or dans ses jambes, tout en élégance et élasticité. Quant à la prestation débridée des trois stripteaseuses incarnées crânement par Barbara Peroneille, Marie Glorieux et Kate Combault, on ne peut que s’incliner. Les autres partenaires équilibrent harmonieusement la distribution.
Cependant, on peut regretter la traduction des dialogues étincelants de Sondheim en français. Ce qui gagne en facilité de compréhension pour le public souffre de ruptures de style et surtout de la perte du rythme et de la scansion originales. Heureusement, l’ensemble du spectacle emporte l’adhésion, surtout que, sous la direction de Gareth Valentine, l’ensemble des Frivolités parisiennes est formidable, toujours au service de la richesse sonore de la partition et parfait faire-valoir de l’ensemble des voix. Le public nancéen a ovationné le musical qui va à présent partir en tournée, ce qui va sans doute permettre de bien le roder.