« On est généralement déconcerté par un style souvent modéré et assourdi, d’un rationalisme posé, presque purement formel ; parfois, et pour quelques instants, la langue s’élève inopinément au pur chant poétique et à l’épanchement direct de l’âme, mais vite l’éteignoir de la froide raison vient tempérer l’élan lyrique qui se dessinait timidement […] »
Ces mots de Leo Spitzer sur Racine, que l’on pourrait sans peine appliquer au style de Mozart, appuient le parti pris de Luc Bondy, qui donne assez brillamment à cet Idomeneo du Palais Garnier des allures de tragédie classique. On oubliera bien aisément quelques idées convenues ou malhabiles : les mouvements des chœurs sont certes un peu artificiels, autant que les décors, et l’on se serait bien passé de cette fin en demi-teinte (l’orchestre jouant en decrescendo jusqu’à l’absence de son sur un écho de tonnerre…) Mais on est fascinés par la sobriété, un peu désuète, des toiles de scène peintes représentant des murs d’eau immenses ; il y a dans cette mise en scène une urgence souterraine, une intensité voilée (comme son Elletra), à la frontière du code et du réalisme, libéré de tout lyrisme, Luc Bondy conduit le drame avec une tempérance d’une efficacité troublante.
Thomas Hengelbrock retrouve, après une Flûte Enchantée décevante dans le théâtre/hall de gare de l’opéra Bastille, une nervosité et une précision remarquable et pousse l’orchestre de l’opéra à l’excellence. Sa constante attention aux chanteurs, sa mesure des dynamiques et de l’équilibre orchestral donne à ce premier opéra de la maturité de Mozart toute sa noblesse.
Joyce DiDonato éblouit par sa maîtrise et son intelligence stylistique. Rares sont les chanteuses qui savent trouver ce juste équilibre dans la phrase mozartienne, entre les effets vocaux d’une interprétation de scène et le respect rigoureux du texte. Elle réussit cette synthèse, une fois de plus, à la perfection : à l’échelle de l’œuvre d’abord, en alternant un engagement scénique parfois violent dans les récitatifs, pour retrouver dans l’air une noblesse vocale imparable ; dans l’exécution des arias ensuite, ménageant après quelques affects de voix dans les ornements ou fin de phrases du bas medium, une ligne vocale irréprochable dans les cadences, qui, comme le résultat d’une contre-force, se trouvent chargées dans leur simplicité et la qualité de leur chant d’une remarquable intensité. Donner une substance dramatique au personnage, préserver le classicisme de l’écriture dans l’accumulation de forces contenues : quelle grande leçon de style !
On admire également Camilla Tilling pour donner au personnage d’Ilia cette même vie souterraine. Là aussi, phrasés soutenus et réserve sont de mise ; il en ressort une sorte de naïveté touchante, l’émotion d’un destin qui échappe. La réunion de ces deux beautés – vocales (et pas seulement) donnent à ce spectacle une hauteur certaine.
Paul Groves ne peut pas se vanter d’approcher même de loin cette perfection vocale ; malgré une tenue de voix « débraillée », son timbre estival et sa présence marqueront le rôle du sceau d’un professionnalisme contentant. On avait constaté l’aisance de Mireille Delunsch dans cette même salle il y a quelques semaines lors de la création de Yvonne, princesse de Bourgogne. Son Elletra ne nous gratifie pas du même maintien… à vrai dire, la voix de Mireille Delunsh reste un mystère (émission irrégulière, sons effondrés, mais parfois, des attaques sublimes et conduites presqu’à la perfection ! ) ; ce qu’il faut noter pourtant, c’est la grande présence avec laquelle elle a su conduire son personnage jusque son air « D’Oreste, d’Aiace » qui, a défaut de satisfaire entièrement techniquement, remplit à merveille son rôle hyper-dramatique.
Sans doute cette œuvre ne s’impose-t-elle pas au public avec la même facilité de celle même qui lui succède un an plus tard (l’Enlèvement au Sérail). Cela explique l’accueil peu chaleureux que lui réserve un amphithéâtre somnolant malgré les grandes réussites de ce spectacle ; sur le style classique encore, Vossler conclut pour nous : « Le barbare n’y trouvera que pauvreté et ennui, l’homme érudit de la noblesse ».
Prenons-en gré.