Les amoureux du chant bellinien iraient jusqu’au bout du monde pour écouter l’un des opéras de leur compositeur préféré si rarement représentés, n’était la crainte d’être immensément frustrés par des prestations vocales décevantes. Chacun sait qu’il faut, pour Bellini, des voix exceptionnelles. La perspective de découvrir une Somnambule dans une petite ville suisse et de l’entendre chanter par les membres d’une troupe fait ainsi un peu peur. De fait, le théâtre est petit et le tout sonne très vite trop fort, quoique l’on se surprenne rapidement à apprécier les efforts des uns et des autres pour équilibrer les dynamiques ; la masse sonore s’harmonise peu à peu et si les cuivres – heureusement peu fréquents – sonnent faux la plupart du temps, vents et cordes mettent idéalement en valeur la mélodie bellinienne, mélodie que chaque interprète s’évertue à rendre du mieux qu’il peut, avec sincérité et sérieux. Et le charme opère ! On se dit finalement qu’il vaut mieux avoir affaire à une troupe honnête et enthousiaste qu’à des stars qui abordent ce répertoire sans enthousiasme, voireavec mépris. Ici, personne ne prend de haut cet opéra dont on dénigre si souvent la simplicité de l’argument, faussement naïf.
De même, la dramaturgie est très intelligemment élaborée et le parti pris consiste à démonter les motivations des personnages : Elvino, le riche paysan, va épouser Amina qui n’a en guise de dot que son cœur à proposer au notaire. Il est présenté comme un falot éperdu d’idéal féminin inaccessible ce qui permet de comprendre plus aisément qu’il puisse se détourner d’Amina la première alerte venue pour en prendre une autre. Le comte est particulièrement touchant : il est ému par le somnambulisme d’Amina et cette émotion devenue palpable, soutenue par un chant sublime, fait vibrer. Un sommet de justesse tant scénique que vocale ! Le metteur en scène Lorenzo Fioroni nous le montre portant la jeune femme dans son lit où elle sera logiquement mieux pour dormir et ne manque pas de profiter de la situation en se glissant lui aussi sous la couette jusqu’à, pourquoi pas, la défloration, pendant que les villageois essaient de voir ce qui se passe en interrogations staccatos et mezzo voce, ici proprement mises en images. Les costumes et le décor évoquent aussi bien la Suisse que les pays de l’Est. Quant à l’histoire, nul romantisme affadi n’est ici perceptible, bien au contraire. Les villageois sont montrés cupides, voyeurs, prêts à lyncher n’importe qui (Amina, bien sûr, publiquement humiliée, mais aussi Lisa, une fois sa trahison découverte ainsi que la mère d’Amina et jusqu’au comte, également menacé !). Cette ambiance délétère et surtout tragique est immédiatement présente : le décor est une sorte de cabane aux planches disjointes qui évoquent aussi bien un clapier que les logements soviétiques. Des cotillons pendent aux poutres faîtières (façon papier tue-mouche) avec de temps en temps une vraie corde dont on devine bien à quoi elle pourrait servir. Ce mariage n’augure rien de bon, Bellini le suggère suffisamment quand on s’intéresse à sa partition et aux raffinements de sa musique. On s’étonne de voir surgir la somnambule sur la scène et non, comme on aurait pu s’y attendre, évoluant sur une poutre en équilibre instable. Heureusement, d’ailleurs, car ici, on sent qu’on respecte les chanteurs en leur permettant de chanter à l’aise. Quelques autres effets s’éloignent de la lettre mais non de l’esprit du livret. Dans l’ensemble, le concept est viable et permet une écoute encore davantage affûtée.
Une annonce avant le lever de rideau nous demandait de l’indulgence pour Sumi Kittelberger, interprète du rôle périlleux d’Amina, malade. De fait, la prestation de la jeune femme a été tout à fait acceptable. Elle aurait néanmoins dû octavier les quelques aigus dans lesquels elle s’est risquée qui se sont transformés en douloureuses épines sonores. La chanteuse est par ailleurs souvent en délicatesse avec l’italien, ce qui transparaît à plusieurs reprises… Mais elle a une jolie voix aux nuances subtiles, et rend un bel hommage au compositeur. En un mot, la soprano a compris qu’il lui fallait habiter le rôle et que tout serait pardonnable, et pardonné. Le comte, interprété par Boris Petronje, possède le vibrato caractéristique des voix slaves. Il est celui qui impressionne le plus, sûr de sa technique, dans une prestation sans encombre. Olga Privalova, par sa présence vocale, tire son épingle du jeu dans le rôle souvent sacrifié de Teresa. Katharina Persicke campe une Lisa physiquement vulgaire à souhait mais son soprano ample, à la texture élégante, permet d’incarner un personnage torturé, tout en nuances. Quant à Utku Kuzuluk, son timbre un rien adipeux nous a mis en présence d’un Elvino au caractère mal dégrossi, mais là encore plutôt juste. Flurin Caduff est un superbe Alessio, dont on aurait aimé que le rôle soit davantage développé pour l’entendre plus à loisir. Les chœurs enfin, cheville ouvrière de l’art bellinien, ont mis un peu de temps à entrer dans le jeu, mais ont fini par devenir un cœur bien irrigué dans un corps en parfait état de marche et propre à exprimer des émotions très variées. La direction de Rick Stengårds, classique et respectueuse d’une certaine tradition romantique, soucieuse des silences et respirations de la partition, est très honorable. Dommage que les solistes oublient parfois oublier de le regarder, entraînant de fréquents décalages avec l’orchestre.
Ces quelques réserves ne retirent rien à un spectacle très agréable et dont on sort satisfait. On s’étonne cependant que la salle soit à moitié vide, surtout quand on voit les tarifs pratiqués par le théâtre (et pourtant, rappelons-le, nous sommes en Suisse !). On repart de la ville en se disant qu’il faut tenter à nouveau, rapidement, l’expérience de réentendre ces chanteurs dans une autre production.