Le Don Giovanni de Losey avait pour cadre les sublimes villas de Palladio, et c’est le non moins sublime Teatro Olimpico du même artiste qui abrite la production du chef d’œuvre de Mozart dans sa version de Prague, puisque cette ville était cette année l’étape choisie dans le parcours de la musique européenne programmé par la XXe édition des Semaines musicales de Vicenza. Des réductions successives des subventions nationales et locales ont mis les organisateurs dans l’obligation de renoncer au spectacle prévu et d’en proposer une version de concert.
L’absence de décor a fait craindre, malgré la somptuosité de celui de Palladio à l’arrière-plan, que le long plateau rectangulaire ne paraisse trop vide. D’où la décision d’y disposer l’orchestre en ménageant un praticable permettant aux chanteurs de se déplacer autour des musiciens. Ce qui se révèle à double tranchant : d’un côté les mouvements animent le concert, des rencontres, des poursuites, des fuites sont possibles ; de l’autre ces déplacements latéraux privent de la plénitude du chant les spectateurs qui n’ont pas la chance d’occuper une position centrale.
Pas de costumes non plus ; les interprètes y ont suppléé par leur garde-robe personnelle, et leurs tenues sont parfaitement accordées à leur physique et à leur personnage. Pas de mise en scène, enfin, à peine quelques accessoires ; et pourtant cette mise en espace qui ne dit pas son nom témoigne d’une intimité profonde avec l’œuvre. Elle est nourrie de gags qui atteignent leur effet sans en trahir l’esprit, comme l’ipad sur lequel Leporello fait défiler les photographies des conquêtes de Don Giovanni, ou la carotte phallique que Don Giovanni propose à Elvira quand il l’invite à souper avec lui.
C’est le fruit de l’expérience de Lorenzo Regazzo, ami de longue date des Settimani musicali, qui trouve dans ce Don Giovanni l’occasion de satisfaire un désir de mise en scène et d’incarner le séducteur alors qu’il est un Leporello de référence. Comme à chacune de ses prises de rôle, il habite d’emblée le personnage ; la maîtrise vocale va de pair avec une composition dramatique d’une pertinence qui s’impose comme une évidence. Son Don Giovanni n’est ni l’adulte qui s’attarde dans l’adolescence ni le jouisseur vieillissant ; tel un héros sadien si habitué à vivre sans frein qu’il est agi par ses appétits et sa brutalité, cet anti-Casanova est exactement le dévoyé emporté par l’engrenage de ses débordements jusqu’à l’inéluctable : il ne peut que mal finir et effectivement il périt par où il a péché, victime de l’eustache avec lequel il a tué le Commandeur.
Autour de lui une compagnie inégale. Le Masetto d’ Omar Camatta déçoit franchement, d’évidents problèmes de souffle limitant la portée de l’émission, l’Ottavio de Dionigi D’Ostuno est correct, dans cette version qui lui épargne « Dalla sua pace » mais qui l’éprouve un peu dans « Il mio tesoro intanto ». Le Commandeur d’Abramo Rosalen, est d’un calibre vocal en phase avec sa stature imposante. Dans le registre aigu de Donna Anna, Isabel Rodriguez Garcia, bien qu’elle ait à son répertoire Olympia et la Reine de la Nuit, ne semble guère à son aise, et les résonances légèrement acides ne séduisent pas. En revanche Silvia Beltrami campe très justement une Elvira emportée jusqu’à frôler le comique et son engagement satisfait aussi bien aux difficultés vocales qu’aux nuances nombreuses des sentiments. Brillants débuts aussi pour Marco Filippo Romano dans Leporello ; avec un physique à la Sancho Pança il unit la vocalité adéquate à une forte présence scénique. C’est aussi vrai de Diana Mian, Zerlina d’une expressivité et d’une justesse aussi délicieuses à l’ouïe qu’au regard, qui fera parler d’elle.
A la tête d’un orchestre appliqué et discipliné (où se distingue le pianoforte tenu par Riccardo Mascia) et d’un chœur juvénile appliqué et ardent, Giovanni Battista Rigon est toujours le musicien sensible que nous connaissons. Exempte d’effets, sa direction scrupuleuse et probe maintient la tension sans solliciter la partition et veille à soutenir les chanteurs. Le public, composé en grande majorité d’étrangers, parmi lesquels un fort contingent de Français, a fait à tous un bruyant succès et les commentaires d’après spectacle étaient au diapason des visages : euphoriques ! Espérons que c’est de bon augure pour l’avenir des spectacles lyriques dans ce lieu merveilleux !
Maurice Salles