L’excellence des chanteurs est à mettre à l’honneur de l’Opéra de Nancy qui, à part le malheureux Rigoletto de la saison passée, distribue toujours de manière étonnamment juste toutes les œuvres qu’il propose… et du reste fidélise en quelque sorte ses chanteurs, dont la plupart avait déjà foulé les planches de ce sympathique Opéra de style XVIIIe retouché d’Art nouveau.
Aurore Ugolin, en retrait dans le second ouvrage (Maman, la Tasse chinoise), donne la pleine mesure de son talent dans le premier (Dinah). Son souple timbre chaleureux et velouté épouse à merveilles les ironies, la tristesse et la poésie que Leonard Bernstein a placé dans sa musique, comme dans ce fort bel air mélancolique et délicat dans lequel elle s’interroge sur son sort. Son aisance et son élégance scéniques sont également à remarquer, achevant de composer une artiste lyrique complète.
Jean Teitgen (Sam) est une basse impressionnante, donnant lui aussi la pleine mesure de son talent, ce qui n’est pas forcément le cas dans les nombreux rôles de comprimari qu’il remplit d’ordinaire. On avait déjà remarqué son Sparafucile de l’année dernière, d’autant plus qu’il était l’un des rares solistes à être vraiment à la hauteur. Ici, sa voix noire mais brillante en quelque sorte, métallique même parfois, épouse les côtés égoïste et fruste du personnage mais également ses petits moments de remords, de retour sur lui-même.
Sans nom de personnages, le « trio » qui évolue en scènes séparées de l’action propremement dite, vient la ponctuer de commentaires au recul bienvenu. Diana Axentii (m.-sop.), François Piolino (ténor) et Marc Mauillon (bar.) qui le composent, ont le mérite d’offrir plus qu’un chant et un jeu efficaces. Il faut en effet exécuter naturellement ces pas de danse et mouvements typiques du swing, apanage d’un chanteur de comédie musicale mais non d’un artiste lyrique. D’autre part, ils cumulent avec bonheur dans le second ouvrage, nombre de personnages étranges demandant un savoir-faire encore autre.
Venant coordonner de belle manière l’ensemble, le chef Jonathan Schiffman traite avec le juste ton tous les éléments de la musique de Bernstein, faisant particulièrement s’épanouir la poésie des moments solistes, notamment de la clarinette. On ne s’étonne pas de cette sensibilité en sachant qu’il dirigea également cette quintessence de romantisme nommée I Capuleti e i Montecchi.
Amaya Dominguez, dans l’Enfant entouré de tous ces curieux sortilèges, a non seulement le physique de l’emploi (à l’ambiguïté probablement « colettienne »), mais possède un timbre velouté que l’on aimerait entendre plus et mieux : si elle est en effet le personnage principal par sa présence sur scène, ce dernier chante peu.
Elle est efficacement entourée de Mélanie Boisvert, Natacha Kowalski et Wenwel Zhang paraissant seulement dans cet ouvrage.
Les Chœurs, impeccablement réglés, comme toujours, par Merion Powell, trouvent un écho de leur précision dans le Chœur d’enfants du Conservatoire national de Région de Nancy, sans fausse note, pour ainsi dire.
Servant de cadre à cette réussite musicale complète dans l’exécution, est la mise en scène judicieuse, intelligente et poétique même de Benoît Bénichou. Passons sur son unique écart, lorsqu’il donne dans l’immanquable allusion très actuelle au sexe, inutile, brisant même le charme (au deux sens du mot !) de l’histoire (lorsqu’on voit les ébats amoureux de la maman de l’Enfant, alors aux prises avec ses sortilèges).
Dans Trouble in Tahiti, des éléments de décor souvent noirs mettent en valeur des diapositives colorées des années 60, grandes comme des tapisseries qui glissent en silence en autant de tableaux. De couleurs chatoyantes sont également les costumes 1950 ; quant au blanc, il est réservé à ces éléments représentant de petites maisons (dont la plus grande — ici avec de petites fenêtres éclairées ! — sera la maison de poupée de l’Enfant du second ouvrage), ou des gratte-ciel. Au fur et à mesure que l’on s’approche du fond de la scène, ces éléments seront judicieusement de plus en plus stylisés et sobres dans leur aspect figuratif, devenant guéridons ou sièges !
Pour L’Enfant et les sortilèges, les murs latéraux sont noirs et le fond gris, s’éclairant parfois, avec l’entrée dans la chambre de L’Enfant placée en hauteur, comme pour bien séparer son univers de celui des adultes. Les costumes sont chatoyants, voire farfelus, comme les effets de lumière, pour cette étrange sarabande, où l’on nous évite la théière géante et l’horloge qui marche, des mises en scène d’autrefois. Ici, un élément rappelle sympathiquement l’objet, le végétal ou l’animal que chacun des personnages représente.
L’idée était intéressante de coupler ces deux ouvrages courts, même si on les donne dans l’ordre inverse de la chronologie, le plus récent étant le plus abordable. Pour Bernstein, si l’on croit un instant que le swing initial ferait que l’œuvre aurait plutôt sa place au music-hall, on est bientôt détrompé. Il s’agit d’une musique d’opéra, profonde, exprimant de manière ressentie la psychologie des personnages, avec détresse, une mélancolie poétique ou une ironie mordante.
Pour le conte fantastique de Colette, il fallait certes des accords étranges, dissonants pour imager l’attitude de personnages fantastiques et oniriques comme un chat, un arbre, une théière, une horloge ou une princesse de contes de fées. La musique de Ravel va dans ce sens mais, selon nous, ne sait pas forcer la sympathie, tant elle se produit en grincements heureusement plus ennuyeux que pénibles, et lassants par leur aspect systématique, plutôt qu’évocateurs ou amusants.
Un moment inattendu, vraiment touchant, existe pourtant, le finale si l’on peut le nommer ainsi : cette seule parole de « Maman ! », retrouvaille émue d’un enfant enfin assagi, car il a laissé parler la générosité qui est en lui. Ravel trouve alors une musique toute simple, unissant un soupçon d’étonnement ou d’interrogation, et un soupir de bonheur retrouvé.