Le festival de Beaune, associé principalement au répertoire lyrique baroque qu’il a largement contribué à faire redécouvrir, est depuis un certain temps festival de musique baroque et romantique. Ainsi Tancredi de Rossini succède-t-il ce soir à Partenope de Haendel donné la veille. C’est là un choix qui illustre une forme de continuité en dépit des ruptures dans la dénomination des époques et des styles, la poursuite avec d’autres moyens d’un art de la composition et du chant, qui fait que l’on peut réunir sous le terme générique d’opéra un dramma per musica et un melodramma eroico. Tout un pan de l’histoire de l’opéra comme lieu d’expression du beau chant semble s’esquisser dans ce passage des airs ciselés de Haendel à ceux, non moins ornés, de Rossini, à travers deux œuvres qui ne font pas partie des plus connues du grand public. Le Cercle de l’Harmonie jouant sur des instruments d’époque, comme le fait de son côté l’ensemble des Arts Florissants pour la musique baroque, on peut percevoir avec clarté, en comparant cette soirée avec la précédente, les différences de sonorité, la recherche singulière d’un climat musical propre à chaque œuvre, une autre façon aussi de concevoir l’expression des affects.
Ce que donne à entendre la représentation de ce soir, c’est que les nuances subtiles du chant et de la musique prennent leur source dans un texte, celui du livret – ici conçu d’après la pièce Tancrède de Voltaire. La direction de Jérémie Rhorer fait entendre l’intelligence musicale de ce texte, portée par les timbres des vents et le grain des cordes, l’éclat des cuivres et des percussions, tout autant que par le chant des personnages et du chœur. L’arrivée de Tancrède (acte I, scène 5) en est un exemple parfait, mettant en valeur l’inventivité de Rossini dans la transcription musicale du voyage maritime, ou encore le prélude musical de la grande scène de Tancrède à l’acte II, qui exprime le parallèle entre le paysage tragique (ou la tragédie romantique du paysage) et l’état d’âme du héros, ou bien l’extraordinaire finale du premier acte. Tout au long de la représentation, la richesse des nuances et la précision des tempi dans leur alternance et leurs contrastes sont un enchantement perpétuel.
Dans ce contexte, les voix s’épanouissent, leurs inflexions et leurs ornementations prennent sens, répondent à la nécessité tragique du destin, de l’injustice et de la méprise ou aux passions fondamentales – amour et haine – sans être purement décoratives. Au premier rang figure Argirio, le père d’Aménaide, qui, dans la pièce de Voltaire, se lamente en ces termes : « je suis né malheureux / Jamais aucun succès n’a couronné mes vœux ». Il en va bien autrement du ténor Michele Angelini, remplaçant au pied levé Matthew Newlin qui, prévu pour ce rôle, a contracté le Covid. Alors que la veille encore il chantait Rinaldo dans Armida de Rossini à Bad Wilbad, Michele Angelini déploie une énergie considérable dans les nombreux airs d’Argirio, avec une aisance confondante, dans la diction, la projection, les coloratures et les aigus, qui sont d’une clarté et d’une sonorité exceptionnelles. Doué d’une présence impressionnante, il illustre cette dimension proprement dramatique du chant rossinien, qui rend pleinement légitime une version de concert comme celle de ce soir.
La soprano Sarah Traubel est une Amenaide touchante, convaincante et vocalement très solide : son agilité vocale et la justesse des aigus n’a d’égale que la qualité de l’émission et la précision du phrasé. Elle excelle dans les épanchements lyriques, comme dans la superbe scène 4 du II, « Di mia vita infelice » à la suite du très beau passage qui succède à l’introduction orchestrale avec solo de cor anglais, puis dans le très attendu « No, che il morir non è », applaudi comme un certain nombre d’autres airs.
Le rôle d’Orbazzano nécessite une voix puissante dans les graves, profonde et sombre, afin d’exprimer le contraste souhaité – autre effet théâtral – avec Argirio d’une part, avec Tancrède d’autre part. C’est la basse Andreas Wolf qui donne toutes ces qualités au personnage, avec une articulation parfaite, une expressivité dramatique et une projection qui lui permettent de s’imposer en illustrant avec talent les turpitudes et l’autorité d’Orbazzano.
Avec des voix pareilles dans les premières scènes du premier acte, on attendait beaucoup du rôle-titre, Tancredi, qu’interprète la mezzo-soprano Anna Goryachova, apparemment très concentrée sur la partition et dont le beau timbre peine à se faire entendre avec toute la plénitude voulue. Paradoxalement, cette voix qui semble opulente reste souvent confidentielle – c’est le cas notamment dans le fameux air « Di tanti palpiti » –, manquant de projection et comme entravée par un important vibrato. Elle n’en restitue pas moins la douleur touchante de Tancredi, et parvient à convaincre dans l’air « Perche turbar la calma ».
La mezzo-soprano Deniz Uzun chante le rôle d’Isaura, l’amie d’Amenaide, avec une voix homogène, souple et sonore, puissante, et toute l’assurance nécessaire pour qui chante les premières paroles de l’opéra immédiatement après la première intervention du chœur. Elle affirme magistralement sa personnalité dès la scène 4 (« Amenaide sventurata ! », illustrant notamment son aisance dans les graves) puis dans l’acte II (son dialogue avec Orbazzano, et ses reproches : « Trionfa, esulta, barbaro ! ») Roggiero ne bénéficie que d’un tout petit rôle, mais il est confié au jeune ténor Valentin Thill (artiste de la promotion Génération Opéra 2022) qui s’acquitte de cette tâche avec bonheur, et même avec éclat dans son air « S’avverassero pure i detti suoi ! ».
Dans la dramaturgie musicale et vocale de l’œuvre, à côté des solistes et de l’ensemble des instrumentistes, le troisième élément, revêtant lui aussi plusieurs identités, est le chœur – chevaliers et écuyers du palais d’Argirio, nobles ou guerriers ou encore Sarrasins dans le lointain – autant d’ensembles pour lesquels le Chœur de Chambre de Namur intervient avec une merveilleuse palette de nuances et un sens dramatique certain (par exemple dans le dialogue avec Amenaide à l’acte II).
Conformément au choix premier de Rossini lui-même, Jérémie Rhorer a opté pour la version pourvue d’une fin heureuse, le lieto fine de la création vénitienne de 1813, qui conserve à l’œuvre toute sa fraîcheur de premier opéra « sérieux » du compositeur, et non pour la version dite de Ferrare, créée quelques semaines plus tard dans cette autre ville pour répondre à la suggestion de Luigi Lechi (ami de l’écrivain et poète Foscolo) de reprendre la fin tragique de la pièce de Voltaire. Cette dernière version est celle qui est généralement donnée depuis la redécouverte, il y a une petite cinquantaine d’années, de la partition dont Marilyn Horne fut l’une des plus ferventes ambassadrices. Ce soir, le festival de Beaune a permis de redécouvrir la version originale d’un opéra que Stendhal considérait comme le chef-d’œuvre du compositeur, et qui mérite elle aussi de retrouver les faveurs de la scène.