Une nouvelle production de Tannhäuser confiée au très convoité et unique en son genre Roméo Castellucci, dirigé par l’acclamé directeur musical Kirill Petrenko, Anja Harteros, Klaus Florian Vogt, Christian Gerharer – un palmarès en guise de distribution… L’événement de la saison bavaroise aura tenu toutes ses promesses. Pourtant une représentation ne se résume pas à la liste de ses ingrédients, si goûtus soient-ils. Si les additions ne font pas toujours une somme, à la Bayerische Staatsoper, c’est bien une alchimie qui opère devant nos yeux.
Tout d’abord grâce à la proposition vertigineuse du metteur en scène. Matières et symboles s’y disputent sur des fonds noirs et blancs. Théâtre « classique » et happenings artistiques se juxtaposent, telles ces amazones archers qui lardent une cible en fond de scène où apparaissent successivement un œil, une oreille et une pomme pendant toute la bacchanale (c’est la version de Vienne de Tannhäuser qui est ici retenue). Le cercle et la flèche, présents tout du long, symbolisent, entre autres, la perfection, la féminité d’une part, l’héroïsme et le phallus d’autre part. Le Venusberg ne surprendra pas les amateurs du théâtre de Castellucci. Venus, transformée en masse adipeuse d’où émerge la tête d’Elena Pankratova, s’avance sur un praticable, à la manière de Jabba the Hutt dans Star Wars. Ce corps gargantuesque, composée de figurants gros ou graciles (peut-être les prédécesseurs de Tannhäuser encore prisonniers de la déesse) pulse et vit, répandant au passage un latex mou couleur chair. Il révulse autant qu’il excite. Dans le cercle de l’arrière-scène se succède un squelette, les corps des amazones, de la végétation : la vie, le désir, la Mort. Par son dénuement hygiénique, la Wartburg s’oppose à cet univers visqueux et charnel. Là, tout n’est que voilages légers qui s’étirent et finissent par former un labyrinthe. Heinrich et Elisabeth s’y cherchent sans jamais vraiment s’y trouver. Tout y est si pur qu’elle peut fièrement arborer ses atours féminins : poitrine et sexe. Seul l’ardeur de Tannhauser la contraint à les cacher. Le troisième acte nous plonge dans l’abyme d’un tombeau où deux catafalques sont gravés des prénoms des chanteurs : Klaus et Anja. Un texte projeté sur les murs fait défiler les secondes puis les millénaires pendant que les catafalques donnent à voir les corps qui se décomposent. Les chanteurs finiront par mélanger leurs cendres, réunion posthume au-delà du temps et de la matière, au-delà de leurs personnages mêmes. La rédemption concernent ici moins celle du héros médiéviste que l’artiste sauvé et uni à sa muse.
© Wilfried Hösl
A cette proposition éthérée répond un orchestre d’une transparence irréelle. Kirill Petrenko pousse encore plus loin ce son qui le caractérise, où chaque pupitre, chaque phrase se détache distinctement des autres sans qu’aucune ne se fasse concurrence. Les tempi choisis sont lents, comme pour épouser la temporalité scènique. Les climax et tutti sont presque doux, baignés ce son limpide et liquide de tous les instants. A ce geste global, le chef colore à l’envi, usant de solistes hors-pair, tissant un tapis musical idéal pour un plateau qui ne l’est pas moins.
Dans ce contexte diaphane, le Tannhäuser de Klaus Florian Vogt s’épanouit avec évidence. Passées les premières interventions qui mettent à défaut le souffle à deux reprises, le ténor retrouve puissance et héroïsme assis sur un phrasé exemplaire. Le récit de Rome est conduit de la résignation à la colère la plus véhémente, à l’unisson des accords massifs et mordants de l’orchestre. Ses contempteurs considèreront d’emblée que cette voix claire et enfantine est un contresens dans ce rôle. Et pourtant, trois heures durant Klaus Florian Vogt démontre qu’il a fait sienne cette partition et toutes ses exigences. Anja Harteros incarne la stature morale d’Elisabeth par une ligne vocale irréprochable doublée d’un ambitus parfaitement coloré de bout en bout. Avec de tels moyens, « Dich teure Halle » est une formalité que la soprano rend presque fiévreuse de désir. Comme à son habitude, l’attention portée à la scansion est méticuleuse. Une qualité qui est bien évidemment celle de Christian Gerharer, rompu à l’art du lied. Pourtant c’est bien un personnage avec ses états d’âme et ses éclats que le baryton compose au travers de son phrasé sans équivalent, du recueillement le plus profond d’un« O du, meine holder Abendterne » chanté tout en mezza voce, jusqu’à l’héroïsme de ses suppliques à Tannhäuser au bord de la damnation. Vénus trouve en Elena Pankratova une interprète à la hauteur du dieu gargantuesque qu’en fait Castellucci. Les aigus dardés et tenus électrisent quand la ligne s’irise d’accents séducteurs. Georg Zeppenfled place lui l’autorité du Landgraf dans le métal sombre et massif de son timbre fuligineux. Les chanteurs de la Wartburg sont tous de haute tenue, notamment le Biterolf sonore de Peter Lobert. Cantonnée à la coulisse, Elsa Benoit fait résonner son timbre radieux le temps de la chanson du pâtre. Enfin les chœurs triomphent. Certes les sopranos sont ponctuellement à la peine dans le cortège de la Wartburg, mais les hommes confèrent aux pèlerins la chaleur et la rondeur de la béatitude que nous partageons près de cinq heures durant avec eux.