Créée à Tokyo en mars 2007, reprise à Bastille en décembre suivant, puis passée au Liceu en mars 2008, cette production de Tannhaüser nous revient avec une distribution entièrement nouvelle. L’ouverture pose le concept d’ensemble : le Venusberg est atelier de peintre, et la déesse modèle nu – d’une grande beauté -, en autant de subtiles variations sur la partie centrale de L’Atelier de Courbet (1855), transposé de nos jours, mais particulièrement en situation. Le héros y travaille à son tableau, dont on ne verra jamais que le revers, séduit bientôt par le nu trop attractif sur un matelas posé au sol, qui reviendra lui aussi comme un leitmotiv. Carsen nous épargne ainsi les bacchanales (version de Paris) d’une lascivité souvent laborieuse, sans pour autant renoncer à l’exaltation de la partition, le peintre se démultipliant en autant d’habiles danseurs (belle chorégraphie de Philippe Giraudeau) qui peignent avec la même ardeur avant de déposer leurs tableaux le long des murs, châssis retournés. Le thème est donné : la ferveur amoureuse est d’abord passion dévorante de l’art. Et la métaphore de la peinture, nous épargnant aussi de trop fréquentes bondieuseries, est ainsi poursuivie avec cohérence jusqu’au bout : s’il y a religion ici, ce n’est que celle de la création artistique. Le propos est juste, touchant au cœur de l’œuvre wagnérienne et de Tannhäuser particulièrement, la grande « blessure » du compositeur, jamais refermée (on sait les remaniements, et l’insatisfaction persistante de Wagner), dont elle est elle-même la métaphore.
Le début du II convainc un peu moins, déviant sur une entrée à la Wartburg transformée en vernissage de peinture très mondain, avec entrée d’Elisabeth et des chœurs par la salle, qui reste éclairée brillamment, avant que le concours cherche à allier hommages à Élisabeth et présentation au public des toiles de chacun. L’ironie certaine sur la « teure Halle » (chère salle) ainsi célébrée par l’héroïne nous fait manquer autant la dimension sociale que la gravité du moment, et tout le sérieux de cet enjeu posé par le Landgrave. Cassant aussi l’ambiance par une distanciation sans profit perceptible. Pour une seconde partie qui se relève heureusement, jusqu’à un finale intense où l’expulsion de Tannhäuser parmi les spectateurs est cette fois pleinement justifiée.Et avant un III véritablement inspiré, où le retour des pèlerins est celui des peintres ayant dégarni les châssis de leurs toiles, par un renoncement supposé salvateur, tandis que Tannhäuser revient avec le sien toujours bien complet, qu’il repose sur le chevalet initial.
Un échec, comme le signalerait sa « crucifixion », en une magnifique image, sur la silhouette inquiétante que celui-ci projette sur le mur ? Non, le triomphe ultime de l’art, que marque la fusion des deux figures d’Elisabeth et de Vénus, semblablement vêtues, comme l’apparentement de Tannhaüser et de Wolfram, converti lui aussi à la peinture et travaillant maintenant à la toile en même temps que le héros. La sublime image finale, par un lever progressif des murs, dévoile le musée imaginaire des nus célèbres de la peinture, accrochés au mur, au milieu desquels Tannhäuser vient accrocher son tableau, toujours retourné : rédemption au créateur ! Carsen est bien ici à son sommet, avec une lecture aussi intelligente que respectueuse, et surtout, suscitant une émotion profonde, bouleversante même. Cela suffirait presque si un plateau supérieur aux précédents et plus homogène qu’eux n’atteignait de surcroît un même niveau d’excellence.
Avec deux prises de rôles de tout premier ordre. D’une subjuguante beauté, Sophie Koch est très exactement cette Vénus idéale souhaitée, souple, enveloppante, dans sa caresse des toiles comme dans celles qu’elle prodigue au peintre. La chaleur et la rondeur de la voix, la richesse du médium et des graves font merveille, l’aigu est glorieux, facile, la sûreté parfaite, la diction exemplaire, le legato admirable : ce ne sont pas des découvertes, mais une confirmation, qui réchauffe le cœur autant que l’œil et les oreilles. Même chose pour un Stéphane Degout qui s’empare de Wolfram avec une autorité qui laisse pantois, dès sa vigoureuse apostrophe initiale au héros. Tout sauf sentimental, d’une vie intense, et pour autant d’un charme et d’une séduction extrêmes dans le chant de concours comme dans la Romance à l’étoile, préludant par des graves profonds, superbement timbrés.
Pour ses débuts (tardifs) in loco Nina Stemme souffre un peu de cette entrée par la salle, sous les lumières crues, à proximité immédiate des spectateurs : ce n’est pas vraiment la « chaste jeune fille » évoquée par le texte. Et plus sérieusement, on pourrait discuter une nouvelle fois l’attribution du rôle à une grande dramatique : la prière en prend plutôt les allures des supplications de Brünnhilde à Wotan. Mais la prestation est tellement éblouissante, par la beauté intrinsèque du matériau, la qualité du phrasé, l’expression intense et intériorisée, qu’on rend rapidement les armes. Et c’est aussi le personnage voulu par Carsen : d’expérience, de volonté, et sans naïveté.
Christopher Ventris, en très belle voix, tient sans peine l’épuisante distance, à cette première au moins, avec un aigu lumineux et éclatant et une belle présence en scène. Au milieu d’irréprochables chevaliers enfin, le noble Landgrave, jeune, vif et élégant, de Christoph Fischesser (récent Marke de Lyon), aux graves profonds et chaleureux, complète très heureusement la distribution. L’orchestre, à son meilleur, et d’impeccables chœurs parachèvent notre bonheur. Mark Elder surprend parfois par des phrasés ou des tempi peu orthodoxes. Mais c’est pour une lecture constamment attentive, soutenue et précise, avec des nuances raffinées et une gradation savante et persuasive des moments dramatiques et en particulier de splendides finales, faisant valoir tout particulièrement ce qui est finalement la profonde mélancolie de l’œuvre. Grandeur, beauté, intelligence, émotion : un moment très fort de la Bastille.