Après un passage remarqué à Versailles le 22 novembre dernier – ainsi que nous le rapportait avec enthousiasme Laurent Bury –, Christophe Rousset et ses Talens Lyriques envahissent la Salle des concerts de la Cité de la musique avec Tarare de Salieri, opéra ô combien méconnu, mais ô combien passionnant.
Beaumarchais, qui écrit le livret spécifiquement en vue de sa mise en musique, prend soin de lui rédiger une préface. Il y affirme : « Je ne connais point de siècle où j’eusse préféré de naître ; point de nation à qui j’eusse aimé mieux appartenir. Indépendamment de tout ce que la société française a d’aimable, je vois en nous, depuis vingt ou trente ans, une émulation vigoureuse, un désir général d’agrandir nos idées par d’utiles recherches, et le bonheur de tous, par l’usage de la raison ».
Le projet de Tarare est précisément de porter à la scène cet idéal des Lumières : l’universalité, l’autonomie, l’égalité naturelle entre les hommes ; l’aspiration au bien et au bonheur ; la chute des despotismes politiques et religieux au profit d’un monarque éclairé et choisi par le peuple. C’est ce qui en a fait, lors de sa création, un succès ; c’est également ce qui, aujourd’hui, en fait un ouvrage remarquable.
Au-delà de son intérêt philosophique, Tarare est servi par une partition d’une grande souplesse dans les transitions entre récit, chœur et airs. Cette fluidité et l’absence de clavecin permettent à Salieri de se projeter, déjà, vers la musique romantique, et de rompre avec l’héritage baroque.
Ils supposent surtout un chef qui possède une vision d’ensemble de l’œuvre et un orchestre réactif aux changements d’écriture : qualités que Christophe Rousset et les Talens Lyriques possèdent sans conteste. De la ligne, de la douceur et de la clarté des violons aux coups d’archets percussifs et aux cuivres éclatants, ils font émerger tous les détails – notamment figuralistes – qui parsèment la partition, tout en étant pour les chanteurs des partenaires attentifs.
Si la couronne échoit, après de nombreux rebondissements, au soldat Tarare, elle vient aussi couronner son interprète, Cyrille Dubois. On lui connaissait une délicatesse dans la ligne et la diction : on est ici saisie par une voix magnifiquement timbrée, vigoureuse jusque dans le bas-medium. Des aigus libres et assurés viennent faire frémir à plusieurs reprises le public, mais le ténor ne perd jamais sa musicalité et la qualité de son jeu, de la plainte amoureuse à l’ardeur guerrière, notamment dans le très beau « Au sein de la profonde mer ».
Il donne en tout cas à son personnage une belle épaisseur dramatique, d’autant plus frappante qu’elle trouve son pendant chez le tyran Atar, interprété par Jean-Sébastien Bou. Bien loin du despote burlesque proposé par Jean-Louis Martinoty dans sa mise en scène de 1988, il lui prête une insolence et une désinvolture menaçantes, qui ne le font jamais tomber dans la caricature. Le baryton fait preuve d’une projection absolument remarquable – y compris dans les aigus – et d’une ligne magnifique. Il semble posséder une énergie inépuisable, qu’il laisse éclater dans le duo « Qu’as-tu donc fait de ton mâle courage » où le rôle semble taillé à sa mesure et révèle la beauté de son timbre.
Le personnage d’Astasie, que les deux hommes se disputent, a ici les traits de Karine Deshayes. En dépit de la brièveté du rôle, elle ne cesse d’impressionner par la rondeur et la chaleur de sa voix, qui se déploie tout particulièrement dans le haut-medium. C’est là qu’on en apprécie le mieux la puissance, l’homogénéité, l’autorité, et la technique irréprochable.
La soprano Judith van Wanroij endosse le double costume de la Nature (dans le prologue et le dénouement) et de Spinette. Elle donne à la première calme et éloquence ; à la seconde légèreté et mordant ; mais elle ne se dépare jamais d’une diction naturelle et d’un chant soumis aux inflexions de la parole.
Face à elle, Enguerrand de Hys réjouit en Calpigi, esclave intrigant tout droit sorti de la commedia dell’arte, truculent mais sans outrance. Salieri offre au ténor l’occasion de briller dans l’air de bravoure « Va, l’abus du pouvoir suprême, finit toujours par l’ébranler », où l’on découvre des aigus bien maîtrisés et une finesse dans le jeu.
Tassis Christoyannis vient compléter cette distribution idéale dans les rôles d’Arthénée et du Génie du feu. Le son précis, percutant, emplissant la salle sans jamais être forcé, mais aussi les aigus éclatants confèrent un pouvoir redoutable à un grand prêtre corrompu.
Enfin, Jérôme Boutillier et Philippe-Nicolas Martin prêtent à divers petits rôles des voix assurées et prometteuses, tout en faisant preuve d’une présence scénique indéniable.
Peut-être Tarare aurait-il moins ébloui ce soir s’il n’avait été servi par de tels interprètes. Cela aurait été dommage, car l’œuvre recèle sans conteste des beautés qu’une seule écoute ne suffit pas à révéler. C’est donc avec impatience que l’on attendra la parution de l’enregistrement de ce concert.