Tchaïkovski, au moment où il compose Eugène Onéguine, s’est particulièrement identifié aux protagonistes, et complètement à l’image de Tatiana. De son côté, le metteur en scène Éric Perez est touché de la même manière par le personnage : « Sans hésiter, c’est Tatiana dont je me sens très proche. Je suis très sensible au côté introverti et rêveur du personnage. Elle s’invente un grand amour qui ne repose sur rien. C’est le phénomène de cristallisation du sentiment amoureux dont parle Stendhal dans De l’amour. » On ne sera donc pas étonné de l’importance inhabituelle que prend dans cette production le rôle de Tatiana, d’autant qu’Ekaterina Godovanets l’incarne avec une forte présence : de haute stature, elle est une jeune femme rêveuse à la Burne-Jones, avant de devenir l’archétype de l’épouse fidèle. Plus qu’à l’habitude, elle en fait un grand rôle tragique, basculant dans le pitoyable pendant l’air de Monsieur Triquet, puis statue muette du désespoir et de la résignation avant que de trouver enfin la sérénité dans un mariage de raison. Vocalement parlant, la cantatrice est tout aussi remarquable, voix splendide et puissante (une vraie Walkyrie), qui se retrouve ici enfermée tout autant en elle-même que dans un monde qui lui est étranger. Touchante, émouvante, sensible, elle rend crédible un personnage complexe et torturé. Du grand théâtre.
Autour d’elle, Olga est bien servie par Karine Motyka, qui joue et chante fort bien la sœur aussi insouciante qu’inconsciente. On retrouve avec plaisir Hermine Huguenel, adorable Rosine à Saint-Céré (voir recension) et ici excellente Madame Larina. Sergei Stilmachenko incarne le rôle-titre dans un crescendo qui peut-être le laisse paraître un peu terne au début. Mais il s’affirme au fur et à mesure de la représentation, et termine en apothéose vocale dans la scène finale. Svetislav Stojanovic a une voix un peu dure pour Lenski, et quelques problèmes de justesse ; surtout, son air d’adieu à la vie est trop présent, pas assez aérien. Très beau prince Grémine de Jean-Claude Sarragosse et sage Monsieur Triquet d’Éric Vignau. Béatrice Burley (Filipievna) et Éric Demarteau (Zaretski) sont également parfaits, de même que les chœurs.
Dans le dispositif scénique minimaliste mais efficace de Ruth Gross, dans lequel Tatiana écrit sur les murs de sa chambre les brouillons de sa fameuse lettre, Éric Perez met en œuvre l’implacable machine qu’il décrit dans sa note d’intention : « Un poète tué, un amour piétiné, un grand gâchis, un grand poème. » Il assure une mise en scène très rigoureuse, avec une direction d’acteurs particulièrement soignée. La production, créée à Saint-Céré en août 2011 (voir recension), confirme donc ici ses qualités qui se déploient au fil des tournées à l’aune de la taille des salles. Malheureusement, du côté musical, c’est plutôt moins bon : l’orchestre est vraiment un peu juste pour une œuvre de ce style et de cette importance, notamment en ce qui concerne les cordes. Son chef, Dominique Rouits, à la direction scolaire, ne fait pas dans la dentelle. Il ne tente pas de gommer les quelques facilités de l’œuvre, et au contraire les souligne même : plus à l’aise dans la valse et la polonaise – où il se déchaîne – que dans les passages en demi-teinte, il reste néanmoins toujours attentif aux chanteurs.