Coproduit avec le Theater Magdeburg et mis en scène par le directeur de cette institution, Julien Chavaz, l’Eugène Onéguine que nous propose l’Opéra national de Lorraine est une pleine réussite. Simplicité du dispositif artistique et des costumes, respect de l’œuvre et de ses didascalies, noblesse de l’interprétation, lumières sculpturales qui semblent détourer au scalpel le vaste panel d’émotions exprimées par les personnages, on se délecte des choix du metteur en scène et de la cohérence de sa vision. Le potentiel émotionnel de l’œuvre est ici merveilleusement mis en valeur et libéré. L’idée d’avoir choisi une sorte de pelouse surmontée de monticules devant des rochers de carton-pâte et de curieux bouleaux pas très droits, d’y introduire un personnage muet de vieux jardinier (le formidable comédien britannique Steven Beard), témoin présent par intervalles récurrents, le choix de clôturer l’espace par un immense rideau en voilage léger comme seule architecture, tout cela s’harmonise avec le propos et permet au spectateur d’appréhender pleinement la complexité infinie du drame de Pouchkine sublimé par Tchaïkovski.

« Il faut cultiver notre jardin », disait Voltaire. Les protagonistes et le jardinier ne cultivent pas véritablement : Onéguine ambule, blasé, dans ce qui évoque beaucoup un golf puis évolue sur le tracé d’un terrain de tennis, sans qu’il n’y ait jamais de véritable partie engagée. Côté jardin, une sorte de serre ou jardin d’hiver-véranda fait vriller l’œil grâce à sa structure très attrayante. Elle donne l’impression de pouvoir regarder l’intimité des personnages car les murs ont disparu mais s’apparente également à une cage dont on cherche désespérément à s’enfuir, tout comme on cherche à tromper l’ennui, au moins en ce qui concerne Eugène Onéguine. Le jardinier déambule, accablé de souffrances, pousse une brouette de déchets verts, ramasse les morceaux de papier déchirés, tente de s’interposer au moment du tir fatal, ou encore rédige la lettre de Tatiana alors que cette dernière écrit littéralement sur du vent, allongée sur la pelouse (merveilleuse image, sublimement éclairée comme l’ensemble du spectacle par Eloi Gianini)… Nombreuses sont les trouvailles qui titillent l’esprit (ou pas) de l’auditeur, jamais dérangé dans son écoute, mais sollicité intellectuellement sans cesse, à condition de regarder dans les coins et les recoins. Par exemple, qui est ce jardinier ? Onéguine sur le tard, qui aurait enfin évolué et appris à apprécier la vie et ses beautés, après avoir cassé comme un enfant gâté un pot de fleurs dont il faudra ramasser les débris ? Autant de questions qui pourront nourrir la réflexion, la rêverie, les regrets ou la nostalgie de tout un chacun, en écho aux émois des protagonistes (souvent de dos comme pour mieux nous permettre de nous identifier à eux avant de faire volte-face et se confronter à nous).

Le plateau vocal est de très haute qualité. Certes, on pourra reprocher à nos chanteurs de ne pas avoir le russe pour langue maternelle, mais qu’à cela ne tienne… Le baryton sud-africain Jacques Imbrailo est un formidable Onéguine, aussi expressif dans sa morgue suffisante que dans son désarroi final, et ce, tant dans son jeu théâtral que pour son chant à la maîtrise confondante, à tous les niveaux. Jeune femme ultrasensible et vocalement plus délicate et apparemment fragile que ce à quoi on pourrait s’attendre, la soprano Enkeleda Kamani est absolument délicieuse en Tatiana. La jeune soprano albanaise nous avait déjà enchantée en Violetta il y a deux ans ; elle témoigne des mêmes qualités dans ses demi-teintes superbes, doublées d’une réelle capacité à incarner tout l’éventail des émotions en constante évolution de la jeune femme. Le ténor gallois Robert Lewis n’est pas en reste : il apporte au personnage de Lenski toute l’intensité de celui qui ne fait pas de concessions, jusqu’à la mort. Les aigus survitaminés, notamment, en témoignent. Héloïse Mas est dotée d’un timbre magnifique qui se marie très harmonieusement avec celui d’Enkeleda Kamani, en particulier. Tout en volupté et en nobles graves chauds et profonds, la mezzo française apporte beaucoup de densité au personnage d’Olga. Si les autres comprimari sont impeccables, on relèvera en particulier le rôle de Monsieur Triquet, pas du tout ridicule pour une fois, heureux choix de mise en scène. Cela donne à François Piolino l’opportunité de déployer des trésors de grâce et d’élégance. Mais celui qui nous a fait chavirer est Adrien Mathonat dans le rôle fort ingrat du Prince Gremine. Quelques minutes de présence à peine, pour un vieillard amoureux qui témoigne des affres de son amour absolu. Le chanteur est trop jeune pour le rôle, mais rien n’a été fait pour le grimer et c’est heureux ! Quelle noblesse et quelle maturité nous a donné à entendre la basse française… Sens du phrasé, émotion à fleur de cœur, beauté ineffable des graves, il n’a fallu à l’auteur de ces lignes que quelques secondes pour entrer en état de pâmoison. Le public n’a pas manqué d’ovationner le jeune homme dont on a eu l’impression qu’il était exceptionnellement en forme ce soir.

Pour couronner la soirée, l’Orchestre national de Lorraine a su accompagner cette belle distribution tout en force et en transparence, c’est-à-dire en soutien sans faille, sous la conduite décidée et pertinente de Marta Gardolińska, très à l’aise dans son Tchaïkovski, alors que c’était sa première pour un opéra russe. Les membres du Chœur de l’Opéra national de Lorraine sont eux aussi très convaincants, sauf pour les ballets où ils très peu mobiles. On regrette de ne pas avoir eu le Ballet de Lorraine en renfort… Mais là encore, peu importe. La cohérence du spectacle est telle que l’on n’a guère envie de pinailler. Il aurait vraiment été dommage de manquer un tel moment et l’on ne peut qu’encourager le public à se précipiter pour voir la dernière représentation, ce jeudi, aux abords de la sublime Place Stanislas.