Cette nouvelle production d’Eugène Onéguine revient de loin et arrive à Toulouse avec trois ans de retard. Initialement programmée en janvier 2021, elle a fait les frais de la pandémie et a par la même retardé la prise de rôle de Stéphane Degout. Le rôle a été laissé de côté plus d’un an durant pour être repris presque du début, la langue étant un obstacle d’évidence. Et c’est finalement au Théâtre de La Monnaie à Bruxelles que le baryton lyonnais a inauguré le rôle-titre en janvier 2023. A Toulouse en revanche, il le chante pour la première fois sur le sol français.
On revient de loin aussi parce que la direction du Théâtre du Capitole a dû faire appel in extremis, pour être précis après la pré-générale, à un nouveau chef d’orchestre. Patrick Lange a donc eu quelques jours seulement pour arriver d’Allemagne, faire connaissance avec les musiciens (il se produisait pour la première fois à Toulouse) et partager sa vision du chef-d’œuvre de Tchaïkovski. Et très honnêtement on reste, au soir de la première, confondu par la qualité du résultat, obtenu en si peu de temps. L’orchestre brille de mille feux, le mystère et l’ambiguïté des personnages sont rendus dès le prélude du premier acte, les altos et violoncelles résonnent de leurs plus chaudes cordes graves, les liaisons flûte, hautbois, cor et basson, un peu tendues dans l’exposition de la scène de la lettre, gagnent en fluidité dès la reprise de l’air. Bravo maestro.
Intéressante mise en scène de Florent Siaud, soutenue par des décors (Romain Fabre) et des costumes (Jean-Daniel Vuillermoz) au diapason. L’idée est celle d’une scène sur deux niveaux. En bas, les intérieurs (la maison cossue de la famille Larine, plus tard celle du Prince Grémine) et en haut les extérieurs (souvent les jardins des Larine). Ce double niveau permet de fluidifier, au I, les entrées et sorties des personnages, de rendre plus lisibles leurs multiples apartés. Elle permet aussi de commenter en quelque sorte l’action se déroulant plus bas ; ainsi, lorsque Lenski tombe sous la balle d’Eugène, Tatiana, dans la forêt à l’étage supérieure s’écroule en même temps que lui. Elle marque ainsi que la mort de Lenski est aussi la fin de son amour avec Eugène. Autre belle idée de mise en scène : la réapparition fantomatique, au III, et pendant l’air de Grémine («L’amour est de tout âge »), soit durant la réception qu’il donne, de personnages qui renvoient Tatiana à ses heureuses années de jeunesse : sa mère, sa gouvernante Filipievna, sa sœur Olga et feu son fiancé Lenski défilent devant elle, sans oublier l’impayable Triquet. En quelques instants donc, Tatiana, qui avait refoulé son passé en se jetant dans les bras de Grémine, se retrouve confrontée, en voyant réapparaitre Onéguine, aux fantômes de sa jeunesse.
© Mirco Magliocca
Stéphane Degout illumine le rôle d’Eugène Onéguine de son insolente présence. Même silencieux, il impose son personnage par une sourde gravité et un jeu millimétré. Le timbre est chaud, presque trop ardent pour incarner la duplicité du personnage. On admirera la maîtrise des moyens vocaux et la capacité à les distiller avec une parfaite économie. Il restera bien le héros que l’on adore détester. Degout triomphe au baisser de rideau, tout comme Valentina Fedeneva (Tatiana), qui le devance même presque à l’applaudimètre. Succès mérité certes par la beauté de l’incarnation et la majesté du personnage. Majesté qui rime parfois avec distance, pour ne pas dire froideur et un engagement un peu en retrait ; tout cela correspond certes parfaitement à la dernière scène, où Tatiana se refuse à Onéguine, mais moins aux scènes du I, où elle déclare sa flamme. La voix porte, mais quelques raideurs apparaissent aussi et il nous manque la complexité du personnage, certaines nuances, qui doivent transparaître dans le chant.
Eva Zaïcik est une Olga entièrement convaincante dans la voix et le jeu. La voix gravit les degrés vers le haut ou les descend vers le bas avec la même aisance. Aisance dans la diction également, ce qui n’est pas un mince compliment. Bror Magnus Tødenes est un Lenski irréprochable de sincérité et de vérité. Son ténor est franc et vigoureux. Juliette Mars campe avec Madame Larina une femme de caractère certes, mais qui n’a rien d’une babouchka ; nous sommes dans la bourgeoisie russe, cultivée, lettrée et éduquée. Sophie Pondjiclis (la gouvernante), un peu fébrile lors du quatuor inaugural au I, prend rapidement de l’assurance. Carl Gharazossian est un Triquet absolument délicieux et Andreas Bauer Kanabas en Grémine, patriarche vibrant, mérite son franc succès grâce à son air du III où il fait montre d’une vigueur enviable.
Ainsi s’achève à Toulouse une saison lyrique 2023-24 en tout point exemplaire, qui a eu peu ou pas d’égal en régions cette année. Une programmation variée et exigeante, des castings de premier choix avec force nouvelles productions. Une année référence donc qui en appelle d’autres. C’est tout le mal qu’on peut souhaiter au Capitole.