Mazeppa, c’est plusieurs histoires. D’abord, un héros national ukrainien et libérateur qui, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, a beaucoup fait pour son pays contre la Russie (pays où, bien sûr, il est considéré comme ennemi public n° 1). Ensuite, le héros romantique qui, attaché nu sur un cheval lancé au galop au milieu des loups, doit ainsi expier un adultère commis avec la femme de son protecteur polonais. De Géricault et Horace Vernet (qui ne se souvient de son tableau qui illustrait la pochette du disque microsillon du poème symphonique de Franz Liszt ?) à Lord Byron et Victor Hugo, entre autres, il a suscité une imagerie picturale, littéraire et musicale à la hauteur de son mythe.
Et puis intervient le poème Poltava de Pouchkine, adapté par Tchaïkovski : Maria, la fille de Vassili Kotschubej, propriétaire terrien et gouverneur de la région, est aimée par le jeune Andreï ; mais c’est le général Mazeppa, beaucoup plus âgé, qu’elle aime et qu’elle admire pour sa carrière militaire. Après leur mariage contre la volonté du père de Maria, une lutte de pouvoir acharnée s’engage : Kotschubej accuse Mazeppa de haute trahison auprès du tsar, mais Mazeppa intercepte le courrier, et le fait exécuter publiquement. Sur fond de la bataille de Poltava, Maria se rend compte des conséquences fatales de son amour, et sombre dans la folie.
Enfin se superpose à tout cela la présente production, où la mise en scène de Matthew Wild s’applique à une relecture « modernisée » de cette histoire qu’il transpose dans un monde contemporain. Le dispositif scénique d’Herbert Murauer, astucieux à défaut d’être novateur, se compose d’une scène basse où se trouve le peuple, et d’une scène haute mobile où le drame se déroule dans des pièces d’appartement découpées de barres noires verticales évoquant un univers carcéral où tout le monde se trouve prisonnier, défilant de gauche à droite ou de droite à gauche, selon les scènes. Le tout est occulté autant que de besoin par des volets glissants, isolant une pièce ou fermant l’ensemble, et formant écran pour les vidéos de Bibi Abel montrant en contrepoint, outre un cheval fort agité, toutes les scènes de guerre et de destructions contemporaines possibles et imaginables pour illustrer l’intermède musical de la bataille de Poltava.
Ce soir, tout commence donc dans les années 1960, dans un salon-salle à manger bourgeois à la Edward Hopper (mort en 1967), où la petite Maria regarde à la télévision (noir et blanc et sans télécommande !) un film où s’ébat un cheval particulièrement fougueux (à n’en pas douter celui de la course folle dans la steppe). On comprend dès lors qu’à l’instar de la Baby Jane de Robert Aldrich (1962), cette diffusion TV va marquer de manière indélébile l’esprit de la fillette, empêchant sa croissance psychique en la bloquant sur cet épisode, et en orientant même ses choix sexuels ultérieurs vers ce Mazeppa peu recommandable et devenu un homme d’âge. Portant pendant tout l’opéra des chaussures vernissées et de petites socquettes blanches, affublée de cols Claudine, elle reste également très attachée aux peluches de son enfance, dont elle entoure le portrait de son héros.
Donc, la pauvre fille est désormais prisonnière à tout jamais de ses fantasmes, au point qu’elle va développer, devant les conséquences de son choix, un énorme complexe de culpabilité qui va la mener à la folie. Elle termine en ramassant dans les sacs des déplacés fuyant le champ de bataille et les destructions de leurs maisons, toutes les peluches qu’elle pourra y trouver. Telle est donc la trame choisie comme fil conducteur par le metteur en scène pour raconter cette sordide aventure qui, sans Maria, ne se serait jamais développée. On ne peut pas ne pas penser en cette occasion à l’autre malheureuse héroïne Gänsemagd de Königskinder, créée également ici par la même équipe, avec des attitudes et une pareille placidité confondante devant la pire adversité.
On l’aura compris, Maria paraît donc être devenue le rôle principal. D’ailleurs elle vient saluer en dernier. Nombulelo Yende poursuit avec talent une belle carrière qui semble emprunter les pas de sa sœur Pretty, depuis qu’elle a, comme elle en 2010, obtenu en 2018 le premier prix du Concours International de Belcanto Vincenzo Bellini. À l’inverse, elle paraît toutefois destinée aux grands rôles lyriques plutôt qu’aux pyrotechnies vocales. Elle arrive ce soir, malgré un caractère qui paraît au naturel plutôt joyeux, à rendre crédible ce rôle tragique. La voix est splendide et forte, et la ligne vocale bien assurée, avec des nuances raffinées. Son air du premier acte, qui n’est pas sans évoquer, en beaucoup plus court, celui de Tatiana dans Eugène Onéguine créé 5 ans plus tôt, est servi par son sens du phrasé et de la ligne mélodique. Ses notes finales, « à la Caballe », lui valent un triomphe mérité : on comprend que sa sœur soit fière d’elle. Il lui reste à se faire un prénom, et nous avons hâte de la revoir.
Malgré cette forte présence, les titulaires des autres rôles sont tous également extraordinaires. À commencer par le Mazeppa de Petr Sokolov, qui met sa belle et forte voix de baryton au service d’une question existentielle : Mazeppa est-il vraiment amoureux de Maria, ou bien n’agit-il que par pure cupidité pour s’approprier la fortune de ses parents, et par ambition politique ? De fait, aussi à l’aise dans les parties douces et amoureuses que dans les passages teintés d’agressivité, le chanteur permet de maintenir le doute jusqu’au bout où, dans un dernier revirement, il abandonne sa jeune femme à sa folie. Une interprétation torturée et violente à la fois, qui marque le rôle d’une pierre blanche.
Les parents de Maria, Vassili Kotschubej et son épouse Ljubov, ont pour interprètes Alexander Roslavets et Helene Feldbauer. Le premier a toute la véhémence et la force vocale pour imprimer une personnalité à un rôle qui, autrement, risquerait de sombrer dans la routine. La seconde arrive également à donner un côté plausible à un personnage qui reste relativement effacé, même si ses interventions les plus intéressantes se passent avec sa fille. Le jeune amoureux éconduit Andreï est interprété par Mikhail Pirogov, vraiment excellent. La voix est fort belle, incisive, tout à fait dans la tradition d’un Chouïski, et le chanteur est remarquable dans ses deux airs déchirants de la fin de l’opéra. L’homme des basses œuvres de Mazeppa, Orlik (Dennis Chmelensky) et les titulaires des autres personnages (Carlos Cárdenas et Ian Koziara) participent à l’unisson à cet implacable jeu théâtral, réglé au millimètre. Les chœurs, d’une remarquable clarté, et la direction d’orchestre énergique de Karsten Januschke font merveille, ne serait une certaine propension à parfois couvrir les voix par des éclats un peu exagérés, qu’il conviendrait de mieux doser à la dimension de la salle. Notons également la belle intervention de danseurs attaqués par des trublions de Mazeppa lors d’une prestation publique.
Évidemment, si l’on compare cette représentation à la mise en scène historique du Kirov disponible en vidéo (1996), on a de quoi être dérouté : et pourtant, la présente production est en tous points fidèle au livret et aux intentions du compositeur, ne serait la complaisance à montrer tortures et giclées de sang grandguignolesques. Mais si le parfum slave que l’on aime à retrouver dans Boris ou La Khovantchina peut paraître manquer ici, la manière dont le sujet est traité accentue le caractère universel et tellement contemporain de l’intrigue : le règne de la loi du plus fort.