Si, comme Adelaide di Borgogna, Tebaldo e Isolina a pour cadre temporel le Moyen-Age et peut être rattaché à ce courant en vogue dans les premières décennies du XIXe siècle, son action se déroule non en Italie mais en Allemagne, plus précisément en Saxe sur les rives de l’Elbe. Biancamaria Brumana, la grande spécialiste de Francesco Morlacchi, dans les deux volumes passionnants consacrés aux livrets de cet enfant de Perugia qu’elle a coordonnés* et dans lesquels nous avons puisé l’essentiel de notre information, suppose que ce choix a à voir avec la charge de musicien officiel que le compositeur remplissait à la Cour du roi de Saxe. C’est du reste à partir d’un manuscrit trouvé à Dresde, où Tebaldo e Isolina, d’abord créé à Venise en 1822, fut révisé et représenté en grande pompe en 1825 – les armures historiques de la collection royales avaient été prêtées pour la circonstance – qu’a été établie la présente édition.
Ainsi, par la grâce d’une inventive programmation, ce mélodrame et son auteur sortent de l’ombre où la postérité les a plongés. Pourtant ils jouirent durant près de vingt ans d’une vogue attestée par les nombreuses publications de morceaux choisis, et la romance « Caro suono lusinghier » devenue une scie à la mode dans les salons, fut citée dans des romans comme illustration incontournable de l’amour sincère et malheureux. Le programme de salle livre aussi une intéressante information en publiant le fac similé de la couverture du programme des représentations de Venise et de Dresde. La première annonce un mélodrame héroïque, alors que la seconde mentionne : mélodrame romantique. Ce changement correspond en fait aux modifications apportées par le compositeur à un ouvrage écrit à la hâte et qu’il corrige en tenant compte de l’évolution du goût survenue en quelques années. En particulier il donne une importance accrue au personnage d’Isolina et il précipite le dénouement.
Ce n’est pas en effet la moindre des surprises que réserve cette partition que d’y découvrir un rôle de soprano si exigeant qu’il préfigure largement toutes les pyrotechnies à venir et avec Tebaldo un rôle en travesti pour contralto – puisqu’alors on ne parlait pas encore de mezzosoprano – non seulement redoutable par son étendue sur la portée mais aussi par la diversité des affects qu’il doit exprimer. Les deux personnages éponymes sont en effet des jeunes gens appartenant, à l’instar de Roméo et Juliette, à des camps ennemis. Boemondo, le père de Tebaldo, veut tuer Ermanno, le père d’Isolina, pour accomplir une vengeance et il entend que son fils le seconde dans son entreprise mais celui-ci a disparu. En fait le jeune homme, en chevalier modèle, a sauvé la vie d’un homme – qu’il ignore être la cible de son père – et s’est épris d’une femme en l’entendant chanter. Ces deux-là, qui le connaissent sous le nom d’emprunt de Sigerto, l’accueillent à bras ouverts après le tournoi qu’il a remporté, car elle n’est autre que la fille de l’homme sauvé. Dans ce château qui était autrefois le fief familial Tebaldo, saisi par la nostalgie s’isole et retrouve par hasard son père venu à la nuit tombée se recueillir sur les tombes familiales avant de donner l’assaut. Dès lors entre l’amour et le devoir Tebaldo est déchiré autant que Rodrigue, et Isolina, aussi vibrante que sa harpe, passe par toutes les nuances du sentiment entre désolation et espoir. Bien que Tebaldo tue le frère d’Isolina pour protéger son propre père, elle somme le sien d’épargner Boemondo qui a été capturé. Il y consent aussitôt ; désarmé par cette noblesse le père de Tebaldo renonce à la haine et l’amour peut triompher.
On a déjà compris qu’il n’y a pas de place pour les tièdes dans cet entrelacs de passions d’autant plus exaltées qu’elles sont secrètes ou antagonistes. Sans doute le personnage d’Ermanno di Tromberga manque–t-il d’envergure, dans son rôle de patriarche attachant qui doit sa victoire à un jeune champion, mais ne pourrait-il avoir l’autorité d’un père noble ? Force est de constater que Raùl Baglietto est à peu près dépourvu de l’ampleur vocale qui lui donnerait du relief. Heureusement il est le seul dans ce cas. Mêmes modestes, les interventions d’Annalisa d’Agosto en épouse dévouée sont convaincantes. Le jeune ténor roumain Gheorghe Vlad a toute la fougue naïve du guerrier débutant prêt à en découdre. L’autre père, le méchant, est aussi ténor, résurgence éphémère d’usages déjà anciens en 1825. Anicio Zorzi Giustiniani, si fort apprécié naguère dans La finta giardiniera, se coule ici avec conviction dans la peau de cet homme habité par une douleur et une rage que le temps n’a pas affaiblies, avec la même facilité apparente et l’élégance vocales qui faisaient le prix de son Mozart. Isolina, la jeune fille mélancolique qui chante mélodieusement en s’accompagnant de la harpe, a-t-elle autant de tempérament que Sandra Pastrana lui en prête ? On est parfois tenté, irrésistiblement, de fermer les yeux : en les rouvrant, verra-t-on Gruberova ? On sait qu’à Barcelone on voue un culte à la diva slovaque ; Sandra Pastrana est-elle de ses dévôts ? En tout cas ce rôle si extrême dans son étendue et ses requis mobilise chez la soprano tout un arsenal de trilles, notes piquées, glissandi et sauts d’octaves qui pourraient tenter sa glorieuse aînée. Dire que tout est impeccable serait mentir, mais à ce niveau de prise de risque, y compris dans la variation des ornements lors des reprises, la générosité de l’engagement mérite le respect et l’admiration. Tebaldo, enfin, trouve en Laura Polverelli une interprète de choix. La version de concert ne la contraint pas à revêtir un travesti que sa petite taille aurait rendu ici peu crédible, auprès d’une Isolina plus belle plante que miniature délicate. Rien ne vient s’interposer entre son exploit vocal et l’auditeur. Un admirable travail sur le souffle lui permet de colorer et de nuancer avec une précision subtile les états d’âme du personnage déchiré, tandis que la fermeté de l’accent n’est jamais en défaut pour conserver au chevalier son héroïsme et sa noblesse. Une superbe réussite qui vient dissiper les doutes sur la validité de l’œuvre ou qui indique à quelles conditions une reprise scénique devrait satisfaire.
S’agit-il d’un chef d’œuvre incontestable ? Peut-être pas, et sûrement pas si l’on s’en tenait à l’ouverture, dont le dessein semble sans cesse se chercher. Pas davantage à l’écoute de certains récitatifs d’une singulière sécheresse, efficacement servis par Silvano Zabeo au pianoforte. Mais d’autres sont séduisants, voire prenants, et les chœurs, particulièrement nombreux, sont globalement très réussis. Sans doute l’ardeur méritoire des choristes du Camerata Chor de Posen n’est-elle pas étrangère à notre impression, mais ils n’improvisaient pas ! En fait, cette œuvre, outre son intérêt documentaire d’illustration du goût en matière d’opéra à l’époque romantique, offre aux amateurs de performances vocales un véritable festival. Dirigée ici avec une ferme volonté de tenir la balance égale entre allant martial et lyrisme passionné par un Antonino Fogliani qui démontre magistralement ses capacités d’analyse et sa vigilance dans le soutien aux chanteurs elle est ainsi parcourue d’une vie palpitante, grâce à la mobilisation des Virtuosi Brunensis, où flûte, hautbois, violoncelles, cors et trompettes et bien sûr la harpe sont particulièrement exposés par l’écriture, avec des rappels mozartiens (La Flûte), des crescendos et des anticipations rossiniennes (le violoncelle de Guillaume Tell) et des couleurs à la Weber dans une scène nocturne qui a peut-être influencé la Lucia de Donizetti. Une chose est sûre : si le titre n’avait pas attiré la grande foule, l’enthousiasme des présents a ratifié longuement et bruyamment la proposition. On espère que l’enregistrement saura transmettre le charme suggestif de cette belle interprétation.
* « Caro suono lusinghier » aux Editions Morlacchi a Perugia – www.morlacchilibri.com