A sa troisième reprise en huit ans, cette Flûte enchantée conçue pour la Halle aux Grains remporte toujours le même succès. Le décor d’Emmanuelle Favre, avec ses plans circulaires, ses rampes déclives ou ascendantes et l’escalier tournoyant qui se perd dans les hauteurs séduit toujours autant les yeux et l’esprit. La mise en scène de Nicolas Joel est toujours aussi efficace, respectueuse de l’œuvre et adaptée au lieu, coordonnant les positions des interprètes sur le praticable qui borde la fosse avec le mouvement de celle-ci. Quant aux costumes de Gérard Audier, leur inspiration orientale, en les rattachant à des cultures d’ailleurs, rappelle opportunément au spectateur qu’il n’a pas le monopole de l’humanité.
Au-delà du plaisir de retrouver cette production et ses mérites, il y avait la curiosité pour une distribution nouvelle. Si aucun des interprètes ne nous a transporté, l’ensemble du plateau est cependant fort honorable. Qu’il s’agisse d’ Arttu Kataja, orateur ferme et sobre, ou de RobertChafin et de Jordan Bisch, dont les deux timbres s’allient remarquablement, ou encore des trois dames, parmi lesquelles Ewa Wolak se taille la part du lion, la prestation est très satisfaisante. C’est aussi le cas du Monostatos bien timbré de Doug Jones. Peu de choses à dire, sinon du bien, de la Papagena de Theresa Grabner. La reine de la nuit de Jane Archibald est touchante dans son premier air et impressionnante dans le deuxième, dont les aigus sont francs et sans dureté, mais la fureur reste (trop) bien contrôlée. La gracieuse Rachel Harnisch est une Pamina réservée à souhait dans sa scène initiale ; est-ce pour cela que la voix nous semble privée du rayonnement inhérent au personnage ? En tout cas la musicalité est irréprochable. Son prince est Eric Cutler, qui s’acquitte en toute probité du rôle, aussi bien vocalement que scéniquement, avec une belle expressivité. Son compagnon d’aventure trouve en Rodion Pogossov un interprète plein de vivacité, presque de gouaille, doté d’une belle voix de baryton. Le seul bémol concerne Kristinn Sigmundsson, qui exhale les graves de Sarastro mais dont l’émission parfois encombrée préoccupe.
Un plateau satisfaisant, sinon exaltant, c’est déjà bien. Mais la représentation avait un autre atout maître – of course – le chef Claus Peter Flor. Nous avions aimé sa direction en 2007, elle nous ravit quasiment trois ans plus tard. Peut-être l’énergie qu’il veut insuffler et le rythme soutenu qu’il maintient sont-ils à l’origine des menus décalages constatés çà et là, en particulier avec les chœurs, fort bien préparés ; mais quelle vie en résulte ! L’ouverture à elle seule est un chef d’œuvre de transparence, à la précision d’écorché, alliant dosage des contrastes et des couleurs dans une expressivité dont l’évidence bouleverse et retient captif. Les musiciens de l’orchestre répondent à cette lecture avec une justesse d’équilibre sonore admirable, et on s’en voudrait de ne pas citer le glocken-clavier jaseur et scintillant de Robert Gonnella.
Avec cette Flûte enchantée c’est donc sur un monde à l’harmonie restaurée que s’achève cette saison à la Halle aux Grains. On pourrait y voir la preuve que l’opéra en général, et celui-là en particulier, décidément tourne le dos à la vraie vie. On peut y voir aussi, heureusement, le recours qui nous aide à ne pas céder au découragement, le phare qui marque la voie d’une ascension spirituelle dont la musique est le vecteur Suranné ? Non, intemporel et certainement d’actualité !