L’an passé, Marina Rebeka s’aventurait sur les chemins parfois escarpés de l’opéra français à travers un album intitulé Elle. Joyau étincelant serti dans un programme réjouissant, l’air de Thaïs laissait entrevoir entre la soprano lettone et la courtisane repentie ce rapport d’attirance que Goethe appelait affinités électives. Non seulement une question de tessiture et d’ambitus car toutes les notes, même non écrites, sont là, stratosphériques, cinglantes, stupéfiantes. Non seulement une somme d’intentions servies par une technique imparable et un usage judicieux des nuances, la tenue du « Dieu ! » final n’étant pas le moindre des effets. Non seulement la prononciation du français, à quelques broutilles près. Non seulement une présence que les projections vidéo en noir et blanc apparentent à celle de Gene Tierney dans Laura ou dans Mrs Muir. Mais aussi une évidence ; une sensualité tranchante, fatale ; un magnétisme ; un éclat émeraude telle la couleur de la robe dans laquelle Jean-Louis Grinda a choisi de draper l’émule de Vénus avant sa béatification. Ni kitch comme parfois la musique de Massenet surlignée par le conformisme luxueux de la mise en scène pourrait le laisser supposer, ni sulpicienne, ni exotique ou doloriste, ni aucun de ces adjectifs que l’on se plaît à appliquer sur une œuvre considérée – à tort – comme datée. Bref, depuis Renée Fleming en 2007 au Châtelet dans ce même rôle (mais en version de concert), on n’osait espérer une telle Thaïs.
Il aurait fallu assister aux répétitions pour mesurer dans cet accomplissement la part prise par Jean-Yves Ossonce, dont on connaît depuis la mandature tourangelle la familiarité avec ce répertoire. De fait, l’orchestre enveloppe la partition à la manière dont le serpent étreint sa proie, insidieusement, lentement pour commencer, – et on avoue préférer l’air d’Athanaël quand il est balayé d’un souffle épique –, puis, au fur et à mesure que le drame se noue, de plus en plus prégnant jusqu’à l’asphyxie finale, sans que jamais l’orchestre ne se vautre dans un orientalisme de complaisance. Au sein de cette lecture éloquente, Liza Kérob offre au violon une Méditation, songeuse comme il se doit, moins page de concert que pivot du récit. Le chœur participe au festin sonore – car Massenet dans le maniement habile de la palette et du pinceau ne néglige jamais la matière chorale. Cénobites, nonnes et noceurs sont de la fête – sans masque, ce qui en ces temps covidiens ne manque pas de surprendre.
© 2021 – Alain Hanel – OMC
Autour de l’astre Rebeka, les autres solistes s’alignent comme autant de satellites : Jean-Francois Borras, Nicias moins léger que ne l’impose l’usage, mais lumineux comme à chaque fois dans un français exemplaire ; Cassandre Berthon et Valentine Lemercier, Crobyle et Myrtale siamoises dont les notes piquées sont cascades de perles ; Philippe Kahn, Palémon empreint d’une raide sagesse, etc.
Seul face à tous, Ludovic Tézier est le baryton héroïque attendu dans la grande tradition du chant français avec ce que cela implique d’élan déclamatoire, de noblesse, de bravoure et de discipline. Lui dont on a souvent dit le jeu marmoréen fend le marbre pour que suinte la concupiscence moite, brutale, immédiate, au contraire d’autres Athanaël plus lents à dévoiler leurs véritables sentiments. Lui dont on connaît le bronze orgueilleux perce la cuirasse pour donner à percevoir derrière le prêcheur obstiné, l’homme, faible, égaré, éperdu de désir. Lui que l’on sait impérieux, voire rogue, s’autorise alors des sons feutrés, presque sourds, pour offrir du soldat de Dieu un portrait moins simpliste. Lui, encore lui.