Au départ, il y a une pièce d’Euripide (songera-t-on dans deux ans à célébrer le 2500e anniversaire de sa naissance ? ) qui raconte comment l’engouement aveugle du peuple pour le culte de Bacchus conduisit Thèbes à sa perte. Vingt ans après la fin de la guerre, inspiré par ce texte dont il avait demandé l’adaptation à ses amis Auden et Kallman, Henze en a fait l’un des opéras les plus dramatiques du répertoire, et on peut bien imaginer à quel genre de fanatisme suicidaire il pensait alors. (Ceux qui voudront approfondir le sujet pourront se référer aux excellents écrits de Christian Longchamp, le dramaturge de cette production, disponibles sur le site du festival). L’école de Darmstadt est ensuite passée de mode, Henze s’est écarté de cette école, revendiquant un lyrisme et une sensualité que les autres réprouvaient. Ses nombreux opéras ont été peu à peu oubliés, en particulier dans le monde francophone, Boulez a fait tout ce qu’il pouvait pour cela. Si on ajoute que ces Bassarides sont l’opéra le plus joué de Henze, on aura assez dit du sort des autres.
On comprend donc que cette nouvelle production des Bassarides à Salzbourg, la ville qui les avait vu naître en 1966, fait office de véritable résurrection. La partition est longue, près de trois heures de musique, (c’est presqu’autant que L’Or du Rhin) d’une conception très rigoureuse, en forme de vaste symphonie en quatre mouvements avec, au milieu du troisième, un intermède burlesque. On y trouve des réminiscences de la Passion selon Saint Matthieu, de L’Oiseau de feu, mais surtout l’expression très personnelle d’un dramatisme intense, un sens aigu du tragique à travers une écriture complexe, lyrique certes, mais aussi paroxystique et éminemment théâtrale. L’orchestre est immense, avec un très important pupitre de percussions, les chœurs sont pléthoriques, tout concourt au gigantisme de l’entreprise.
La mise en scène a été confiée au brillant et sulfureux Krzysztof Warlikowski, dont c’est aussi la première collaboration avec le festival de Salzbourg. Très recherché des scènes internationales, le metteur en scène a manifestement trouvé, dans ce sujet au-delà des limites de l’horreur, une nourriture féconde et délectable pour son imagination débordante. Il a divisé en trois parties le très large plateau du Felsenreitschule : côté jardin, le lieu des rituels et des bacchanales, au centre le cadre officiel de la cour, et côté cour la chambre du roi, qui par la volonté du metteur en scène est aussi celle de sa mère. A l’arrière plan, tout en haut, le mont Cythère, sorte d’Olympe inaccessible, semble surveiller la marche du monde. Les éléments de décor sont faits de structure métalliques très froides et de mobilier bas de gamme des années 50, sans aucune concession à l’esthétique. Ce qui est plus particulier, c’est que Warlikowski occupe ces trois espaces de façon simultanée, donnant à son spectacle une animation ininterrompue qui en avive singulièrement le cours. On à peine a tout suivre tant il nous en donne à voir et les trois espaces rivalisent de représentations perverses, de phantasmes explicitement dévoilés, toutes les turpitudes humaines semblant s’être donné rendez-vous pour épater le public conservateur réuni là. Cette abondance visuelle répond très adéquatement au caractère également très fourni de la partition.
La personnalité de chaque intervenant est très typée : Dyonisus, le Dieu caché sous les traits d’un étranger, est tout vêtu de blanc et présenté comme un être pur alors que c’est lui qui va déclencher très sciemment tous les cataclysmes. Il a pour motivation de venger la mort de sa mère Sémélé. Agave, la mère du roi, est vêtue de rouge, couleur de la luxure, et Autonoe sa sœur est en vert, couleur de la trahison. Le jeune roi est présenté comme un être faible et irascible, déterminé à conserver ses pouvoirs, mais maladroit dans toutes ses actions. Tirésias est le devin qui ne comprend rien. Deux êtres cependant incarnent la sagesse : l’ancien roi Cadmus, son grand-père, lucide et fataliste, et Beroe, sa nourrice, femme modeste, résignée mais pleine de cœur. Le capitaine, lui, représente la force aveugle, il est le bras armé du roi. A tous ces personnages, Warlikowski en ajoute un, incarné par Rosalba Guerrero Torres, une femme présentée d’amblée comme une prostituée et qui livrera en nu intégral dans la deuxième partie du spectacle une des danses les plus étonnamment érotiques qu’on ait jamais vues à Salzbourg, avec une intensité et une fougue déconcertantes. Raconter tout cela ne dit encore rien de la violence permanente du spectacle, soutenue elle aussi par la musique, et qui prépare à la tragédie finale, l’assassinat à coups de hache du fils par sa mère lors d’un transe bachique qui la met littéralement hors d’elle. A partir de ce moment là, l’hémoglobine ayant coulé à flots, la partition devient une longue passacaille d’une infinie tristesse qui décrit la désolation du monde face à sa perte inéluctable, d’une immense force dramatique, un lamento qui n’en finirait pas d’une beauté stupéfiante. Dyonisus s’apprête à mettre le feu au palais, Agave et sa sœur sont exilées, le vieux roi demande à mourir, tout n’est plus que désolation et ruines.
Ariane Baumgartner (Venus), Karoly Szemerédy (Captain), Vera Lotte Böcker (Proserpine) et Nikolai Schukoff (Calliope) © Bernd Uhlig
Dans la fosse, Kent Nagano et les troupes du Wiener Philharmoniker se démènent (avec grand succès) pour donner forme à la partition et pour en rendre toutes les subtilités. Le travail fourni est immense, le résultat fort appréciable, mais la partition ne livre pas facilement ses charmes, en tous cas pas à première écoute. Il en ressort une impression de gigantisme, de paroxysme sonore, mais aussi d’une multiplicité de discours simultanés superposés, intriqués, sans parler des multiples références à des œuvres du passé. L’ampleur des troupes est telle, et le dispositif scénique tellement vaste que le chef des chœurs dirige ses ouailles d’un côté alors que Nagano dirige son orchestre en parallèle, ce qui relève du défi. Aucun spectateur ne pourra dire, à l’issue de la première, qu’il a fait le tour de cette partition.
Le casting vocal est impressionnant, pour les rôles féminins surtout. Tanja Ariane Baumgartner (Agave) possède une voix immense qui garde son timbre riche et agréable même dans les forte les plus extrêmes, dont la partition abonde. Elle n’a aucune peine à passer l’orchestre, pas plus que Vera-Lotte Böcker (Autonoe), voix d’une égale ampleur, mais le rôle est moins important. C’est Sean Panikkar (Dyonisus) qui domine la distribution masculine : ce ténor américain d’origine sri-lankaise possède une voix jeune, chaude, puissante et pleine de couleurs, le timbre est très séduisant et le personnage assez charismatique pour être parfaitement crédible dans le rôle. Il fait ici ses débuts à Salzbourg, d’une manière absolument fracassante. Un peu moins brillant, le baryton canadien Russell Braun tient, lui, le rôle du roi Pentheus, mais il compense les limites de sa voix par un excellent jeu de scène, rendant très clairs les états d’âme du rôle. Autre géant, et qu’on a souvent entendu ici à Salzbourg, Willard White prête son physique impressionnant de père noble, sa voix de basse profonde et son âge respectable (c’est un atout considérable pour le rôle) à Cadmus, dont il fait la figure tutélaire de toute la pièce avec une autorité et une maîtrise parfaites. Très bien distribué aussi, le ténor autrichien Nikolai Schukoff, enfant du pays puisqu’il a étudié au Mozarteum, incarne Tiresias le devin qui ne voit rien venir et qui, le premier, rallie la cause de Dyonisus. Karoly Szmerédy interprète brillamment le rôle du capitaine, son physique de gymnaste suffisant à caractériser le personnage. Beroe enfin, le rôle le plus humain et le plus émouvant de l’histoire, est tenu à la perfection par Anna Maria Dur, mezzo hollandaise diplômée du Conservatoire de Bruxelles.
Nul doute que cette production redonne vie, pour un temps, à cette œuvre maintenant sortie du purgatoire. L’avenir dira si oui ou non, en raison de sa difficulté d’exécution, des moyens orchestraux et vocaux nécessaires et de son caractère tout de même ardu, The Bassarids deviendra à terme le grand classique de diffusion mondiale qu’il aspire à être.