La musique aurait-elle le pouvoir de ré enchanter le monde ? C’est du moins l’impression que nous avions en sortant, vendredi dernier, de cette représentation semi scénique du plus inventif et foisonnant des semi opéras de Purcell. L’immarcescible fraicheur de certaines pages de The Fairy Queen nous a emporté et bouleversé, comme si nous les entendions pour la première fois, balayant les réserves que pouvait nous inspirer la réalisation et les questions qui nous avaient taraudé au fil de la soirée.
« Certains numéros ont volontairement été omis par les artistes. Ces coupes sont le fruit d’un choix artistique » annonce le programme. C’est certainement à dessein que le propos reste évasif, mais il laisse sur sa faim celui qui chérit la partition. Car autant nous pouvons concevoir l’insertion de quelques dialogues parlés (Titania, Oberon et Bottom, impeccablement joués par des membres du RIAS Kammerchor), afin de rétablir un semblant de trame narrative tout en rappelant les origines théâtrales de cette Fairy Queen, autant il nous en coûte de devoir renoncer, entre autres gemmes, à l’éclatant air de ténor qui ouvre le II (« Come all ye songsters of the sky ») ou à l’intégralité du masque des saisons au IV. La déclamation d’un dialogue en allemand – cette production, créée à Berlin en janvier 2016, était déjà reprise au Rokokotheater de Schwetzingen le 26 mai dernier, ceci expliquant sans doute cela –, pour déroutante qu’elle paraisse, dérange nettement moins que les coupes claires pratiquées par Rinaldo Alessandrini.
Le fondateur du Concerto Italiano s’inscrit également dans une tradition d’interprétation tenace et pourtant erronée qui tend à confier systématiquement les parties d’alto à des falsettistes alors que beaucoup étaient destinées à des ténors aigus. A l’instar de maints contre-ténors avant lui, l’excellent Tim Mead se retrouve coincé dans une tessiture fort grave dont il ne réussit à s’évader que fugacement en ornant, avec un goût très sûr, « One charming night ». Du reste, si sa vis comica et son aisance scénique lui permettent de sauver la face dans l’épisode de Corydon et Mopsa, le pauvre doit aussi, comble de l’absurde, renoncer au seul air où son timbre fruité aurait pu s’épanouir et dispenser sa précieuse lumière. En effet, les traits flamboyants de « Thus the Gloomy World » (V) échoient au ténor, fatigué et hors style, de Stuart Jackson, seul maillon faible de la distribution, dont le Phoebus manque aussi cruellement d’allure.
Un peu tassés les uns sur les autres côté jardin, de manière à libérer le maximum d’espace côté cour pour la foule des protagonistes, les musiciens de l’Akademie für Alte Musik Berlin sont pourtant les premiers héros de cette Fairy Queen avec les chantres du RIAS Kammerchor. Infiniment malléables, d’une précision et d’une cohésion imparables, ils semblent exulter (« Thus happy and free ») ou s’assoupir (sublime « Hush, no more ») dans un même souffle. Si la magie opère au cœur de l’acte II, elle le doit en premier lieu à leur performance, avec une mention particulière pour Anja Petersen dont l’organe délicatement charnel se détache du pupitre des sopranos le temps de nimber la Nuit d’une envoûtante douceur (« See, even night »). Le Sommeil de Roderick Williams, toujours aussi fringant, n’est pas en reste (« Hush no more ») et ses ciselures félines nous rappellent que ce baryton, trop rare en nos contrées, est un interprète recherché de la mélodie et des songs britanniques. Quant à Ruby Hughes, elle réinvente rien moins que The Plaint. Mais bien plus qu’un exploit, il s’agit d’un don de soi, le soprano gallois livrant un récit à la première personne dont les accents désarmants de vérité tiennent l’auditoire en haleine. Un silence chargé prolonge l’émotion mais le chef, hélas, le brise trop tôt en enchaînant avec une entrée dont la frivolité nous parait presque incongrue.
Les premiers numéros (mouvements de danse et ouverture), pris à un tempo plutôt nerveux, accusent une certaine uniformité mais le geste d’Alessandrini s’assouplit dès le premier acte et le chef se montre attentif à la caractérisation des saynètes qui jalonnent le véritable manteau d’Arlequin imaginé par Purcell, n’hésitant pas à quitter les instrumentistes pour diriger de plus près les chanteurs. A vrai dire, l’irruption des choristes dans les travées du parterre au début du concert, arborant sourires béats et mines émerveillées, nous a d’abord agacé tant cette gaité, sur jouée et digne des spots publicitaires, semble être devenue un poncif de l’opéra baroque mis en espace. Or, les premiers vers déclamés nous rappellent que nous sommes au royaume des elfes et force est de reconnaître que ce mélange de candeur et de légèreté recouvre toute sa pertinence dans une pièce librement inspirée du Songe d’une Nuit d’Eté. En outre, Christoph von Bernuth sait doser les effets et préserver l’équilibre entre les registres, signant quelques tableaux très suggestifs (l’immense drap blanc glissant sur les choristes assoupis) et jouant habilement des éclairages pour assurer les changements d’atmosphère. Génériques, mais élégantes, quelques chorégraphies agrémentent le spectacle, la silhouette du danseur Michael-John Harper évoquant irrésistiblement le jeune page indien que se disputent Oberon et Titiana avec lesquels, d’ailleurs, il interagit brièvement.