Alors qu’un irrésistible spot publicitaire de la société Babbel vante à la télévision l’apprentissage des langues sur Internet, susceptible de permettre à un jeune Français de parler la langue de Shakespeare aussi bien que deux vieilles ladies, le célèbre Mikado de Gilbert et Sullivan est ce soir présenté entièrement en français par le Groupe Lyrique (anciennement « des PTT »). Hérésie ? Crime de lèse-majesté ? Surtout, voici revenir de manière tout à fait inattendue la question des opéras étrangers traduits en français. En fait, les choses ne sont pas si simples, et l’expérience de ce soir, à défaut d’être totalement convaincante, est donc intéressante à plus d’un titre. En effet, si Le Mikado a déjà été présenté en France à plusieurs reprises dans des versions chantées en anglais mais avec des dialogues parlés en français, il n’avait pas encore été joué, à notre connaissance, dans une version entièrement française. Il semble qu’il se soit agi d’une volonté délibérée du Groupe Lyrique, alors que les surtitres – peut-être plus onéreux dans le cas présent – auraient certainement donné tout autant satisfaction.
A la base de la démonstration, il fallait tout d’abord une exécution musicale d’une grande solidité. Celle-ci est brillement assurée par l’orchestre Bernard Thomas dirigé de main de maître par Laurent Zaïk, qui insuffle avec maestria le rythme, les intonations et toutes les inflexions de la partition, jusqu’aux célèbres madrigaux. Il fallait aussi un très bon linguiste pour faire passer les jeux de mots, les insinuations, les critiques politiques, et surtout un rythme parlé convaincant alors que tout sépare les deux langues. L’adaptation française de Gilbert Lemasson ne manque pas de qualités, on peut même dire qu’elle est excellente, mais il y a quand même des moments où l’on regrette la version originale.
Deux exemples : le fameux air de « la liste », où le bourreau Ko-Ko énumère tous ceux qu’il aimerait bien exécuter. Ce soir, il s’agit essentiellement des participants à la production, ce qui retire beaucoup de sel à la démonstration. S’agit-il d’un respect au pied de la lettre de la « période de réserve électorale » ? Les Anglais ne sont pas si timorés, et les hommes politiques du moment, avec tous leurs défauts et leurs erreurs, sont cités nommément pour la plus grande joie des spectateurs. Ce soir, les « diverses affaires » sont juste gentiment effleurées au hasard d’une réplique, alors qu’elles auraient dû occuper l’essentiel de « la liste ». Second exemple, l’un des plus charmants moments de la partition, le duo « Tit Willow », tourne en français autour du mot « pioupiou » qui désigne ici la marionnette d’un soldat japonais, et malheureusement perd toute affinité tant signifiante que consonantique avec la version originale.
Nora Ketir, Catherine Simon-Vermot et Sophie Casasnovas © Jean-Marcel Humbert
La balance pencherait donc vers la version anglaise si le public ne manifestait un plaisir total à ce spectacle tout en français dont le plus souvent il ne connaît pas l’autre face. D’autant que tant les solistes que les chœurs ont une élocution parfaite, et qu’on ne perd donc pas une miette du texte. Et au total, l’œuvre résiste plutôt bien à l’opération, grâce à des acteurs chanteurs épatants qui ont bien saisi le style du nonsense anglais. Bien sûr, ce sont tous des amateurs, et les voix ne sont certes pas « anglaises » ni d’une rigueur professionnelle, mais ils s’en sortent tous plutôt bien, voire très bien. Parmi eux, se détachent tout particulièrement deux trios, celui formé par Mathieu Guigue (Pish-Tush), Alain Giron (Ko-Ko) et Bernard Zakia (Pooh-Bah), bien différenciés et fort drôles, et celui, non moins irrésistible, des trois filles façon Manga, un brin lubriques et en tous cas fort délurées (Nora Ketir, Catherine Simon-Vermot et Sophie Casasnovas). Dans un genre plus chantant, Nora Ketir (Yum-Yum) et Louis-Héol Castel (Nanki-Poo) distillent fort bien leurs duos et leurs airs sous la parfaite autorité de Jérôme Deltour (Le Mikado). Enfin, last but not least, Michèle Plocoste campe une Katisha véhémente comme il se doit, mais aussi très touchante et bien chantante.
La mise en scène de Renaud Boutin est très efficace, bien qu’entachée d’éléments trop stéréotypées et « mode », que l’on voit partout, comme le côté clownesque, les silhouettes dessinées sur carton de filles manga et le danseur (Gaël Rougegrez) qui occupe un peu trop l’espace sans que l’on puisse en comprendre les raisons, encore qu’il le fasse tout à fait magistralement. Une mention particulière pour le magnifique travail effectué sur les costumes par Cécilia Delestre en partenariat avec les étudiants en DMA Costumier-réalisateur du Lycée La Source de Nogent-sur-Marne. On rêverait maintenant de voir ce beau spectacle en compétition au festival Gilbert et Sullivan d’Harrogate, où les organisateurs regrettent toujours de ne jamais recevoir de troupes françaises.